Nouveaux contes bleus. Édouard Laboulaye
fois il avait recommencé ce manège, quand le roi, animé par la chaleur et le vin, lui cria:
—Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons.
Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une voix sourde il se mit à chanter:
Tout vient à son tour,
Le vent et la pluie,
La nuit et le jour,
La mort et la vie,
Tout vient à son tour.
—Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi rire, ou je te fais pleurer!
Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadée il reprit:
Tout vient à son tour,
Bonne ou male chance,
Le destin est sourd,
Outrage et vengeance,
Tout vient à son tour.
—Drôle! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te châtier comme il faut.
Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes. Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha au bras et au cou du roi.
—Misérable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maître?
Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand celui-ci, tout entier à sa défense, d'une main saisit le bras du roi, et de l'autre lui enfonça sa dague dans le cou. Le sang jaillit à gros bouillons; le prince tomba, entraînant dans ses dernières convulsions son meurtrier avec lui.
Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva promptement, et, tirant son épée:
—Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberté! Je me fais roi et j'épouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je l'attends.
—Vive le roi! crièrent tous les courtisans; il y en eut même quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirèrent une pétition de leur poche. La joie était universelle et touchait au délire, quand tout à coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant l'usurpateur.
[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux pieds de Briam.]
—Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tué les miens, tu n'as pensé ni à Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant!
Le chef des gardes essaya de se mettre en défense. D'un coup furieux
Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupée.
—Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge, comme Briam le fou venge aujourd'hui son père.
Et il lui fendit la tête en deux morceaux.
—Vive Briam! crièrent les courtisans; vive notre libérateur!
En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux pieds du fou en l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant auprès d'elle en brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers à prêter serment à leur légitime souveraine.
—Vive la reine! crièrent tous les assistants. La joie était universelle et touchait au délire.
La reine voulait retenir Briam à la cour; il demanda à retourner dans sa chaumière, et ne voulut pour toute récompense que le pauvre animal, cause innocente de tant de maux. Arrivée à la porte de la maison, la vache se mit à appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant.
—Mère, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous êtes vengée.
IV
Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout le pays on montre encore les ruines de la masure où habitaient Briam et ses frères, et les mères disent aux enfants: «C'est là que vivait celui qui a vengé son père et consolé sa mère.» Et les enfants répondent: «Nous ferions comme lui.»
V
L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils récits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime pour cette adresse qui mène aux galères. Il n'en était pas ainsi chez les peuples primitifs. Hérodote ne se fait faute de nous réciter tout au long une histoire égyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est visiblement qu'un conte de fées. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit voleur qui lui a pillé son trésor, et comment, trois fois trompé, comme roi, comme justicier et comme père, il ne trouve rien de mieux à faire que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et rusé. «Rhampsinite, dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille, comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Égyptiens étant supérieurs à tous les autres peuples, il s'était montré supérieur à tous les Égyptiens.» On voit que la vanité nationale est de même date que les contes des fées.
[Note 1: Hérodote, liv. II, chap. cxxi.]
Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom du Maître voleur, M. Asbjoernsen a publié un conte norvégien qui ressemble beaucoup à celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces récits, c'est l'admiration naïve du conteur pour les exploits de son héros. L'esprit humain a passé par cette étape depuis longtemps abandonnée. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'était pas à demi voleur; les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se faisaient faute de suivre le conseil de Moïse et d'emprunter aux Égyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits qu'ils ne devaient jamais rendre. «Or, dit la Bible[2], le Seigneur rendit les Égyptiens favorables à son peuple, afin qu'ils donnassent aux enfants d'Israël ce qu'ils demandaient. Ainsi ils dépouillèrent les Égyptiens.» Le procédé révolte notre délicatesse; il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse héroïque. Apprenons par là à ne pas toujours mesurer le monde à la mesure de nos idées d'aujourd'hui. Nos aïeux, il y a vingt ou trente siècles, admiraient les voleurs, nos pères admiraient les Heiduques et les Klephtes, nous admirons encore les conquérants; qui sait ce que penseront de nous nos enfants? Un jour peut-être ils se riront de notre barbarie, comme nous de celle de nos pères, et ils n'auront pas tort. Vienne le jour où cette gloire si creuse, et qui coûte si cher, ne sera plus qu'un conte de fées!
[Note 1: Il a été traduit par Dasent, dans ses Popular Tales from The Norse. Edimbourg, 1859.]
[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.]
II
LE PETIT HOMME GRIS
Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait à Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'était pas plus riche d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme était à l'église, il entendit un beau sermon sur la charité.—«Donnez, mes frères, donnez, disait le prêtre; le Seigneur vous le rendra au centuple.» Ces paroles, souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du bois, comme s'il allait construire un palais.
—Que fais-tu là, mon pauvre homme? lui demanda sa femme.
—Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans quinze jours je vais donner ma vache…
—Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim!
—Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons cent comme