Histoire de la République de Gênes. Emile Vincens
le parlement ou l'assemblée générale des citoyens. C'est quand le pouvoir exécutif fut représenté par un magistrat unique qu'on sentit la nécessité de lui donner des conseillers pour contrôler et tempérer son autorité; c'est ainsi que le conseil, nommé plus tard sénat, devint permanent et arbitre des affaires publiques.
CHAPITRE II.
Henri VI.
L'empereur Henri VI, venant en Italie, était très-intéressé à la pacification de Gênes. La discorde intestine pouvait le priver de l'assistance des Génois dans la conquête des Deux-Siciles qu'il avait tentée pour la seconde fois. Fils et successeur de Barberousse, époux de Constance, héritière du royaume, il avait appris la mort du roi Guillaume son beau-père, et le choix que le peuple avait fait, pour lui succéder, de Tancrède, rejeton bâtard des princes normands. Henri avait d'abord sollicité le secours de Gênes et de Pise, seuls auxiliaires dont les flottes pouvaient lui ouvrir le chemin vers l'héritage de sa femme. Gênes lui avait envoyé des plénipotentiaires, et un traité s'était conclu. L'empereur y ratifiait les agrandissements que la république s'était procurés en Ligurie, en achetant des territoires de seigneurs féodaux dépendants de l'empire, que les vendeurs n'étaient pas en droit d'aliéner sans l'aveu de leur suzerain. Henri consentait que la domination des Génois ne s'arrêtât pas à Vintimille. Il leur permettait de bâtir une forteresse sur le promontoire de Monaco. Il leur promettait de grands privilèges en Sicile, et, s'ils l'aidaient à subjuguer cette riche province, il leur faisait don par avance de la ville de Syracuse et des deux cent cinquante fiefs de chevaliers jadis promis par son père. Attirés par ces faveurs, les Génois avaient armé et s'étaient approchés des côtes napolitaines, tandis que l'empereur avançait par terre. Cependant une prétendue nouvelle de sa mort se répandit, et, sur ce faux bruit, les Génois rétrogradèrent. Henri était vivant, mais les maladies avaient détruit son armée. Il congédia les auxiliaires; en se retirant lui-même, il passa par Gênes pour recommander qu'on se tînt prêt à repartir à la nouvelle saison, afin de recommencer l'entreprise. C'est au moment qu'il venait exiger l'effet de cette promesse que la guerre civile aurait contrarié ses projets. Il n'oublia rien pour échauffer les esprits. Son sénéchal Marcuard et le podestat, sa créature, mirent tout en usage pour qu'une seule pensée prévalût, celle de l'expédition. Henri vint achever l'oeuvre de la séduction: «L'honneur et le profit aux Génois, disait-il, si, après Dieu, je leur dois la Sicile. Nous ne devons l'habiter, ni mes Teutons ni moi. Ce sont les Génois et leurs enfants qui en jouiront; ce sera leur royaume plus que le mien.» Avec ces discours il semait les promesses, les patentes, les bulles d'or, faveurs pleines de vent, dit le contemporain, et qu'il distribuait de toutes mains.
Dans ce moment l'empereur et la cour de Rome n'étaient pas en hostilité ouverte. Ni alliance présente, ni affection contraire ne détachaient les Génois de cette sorte de soumission à la couronne impériale qui prenait si peu sur leur indépendance. D'ailleurs on voyait le profit à faire en Sicile: le service de Henri fut embrassé avec zèle.
Il faisait concourir ensemble Gênes et Pise, et pour cela il avait fallu arrêter le cours des querelles récentes. Un peu auparavant, Pise avait enfreint les traités; les établissements des Génois en Sardaigne avaient été pillés et les marchands chassés. Gênes s'était préparée à venger ces affronts. Foulques de Castello avait donné la chasse aux Pisans sur la mer: il avait ruiné Bonifacio qu'ils avaient bâti sur le rivage de la Corse. Cependant Clément III avait obtenu que les deux parties remettraient leurs différends à son arbitrage. Maintenant Henri avait réuni leurs flottes. Le podestat s'embarqua et commanda les galères de Gênes. Le marquis de Montferrat était de l'expédition; elle avait le sénéchal Marcuard pour chef suprême. C'est au nom de ces trois personnages qu'on prit possession de Gaëte en passant; Naples se rendit à l'apparition de la flotte. Messine reconnaissait Henri. Mais là s'éleva une rixe violente entre les Pisans et les Génois. Les premiers eurent l'avantage sur terre; ils forcèrent les magasins que leurs rivaux avaient établis; ils firent prisonniers les hommes qui s'y étaient réfugiés. A son tour la flotte génoise attaqua la pisane; l'on s'empara de treize galères, et beaucoup de matelots furent précipites dans la mer. Le sénéchal, troublé par une querelle qui allait compromettre les opérations de son maître, ménagea un accord qui ne fut pas une réconciliation.
L'usage de charger ses ennemis de crimes odieux, même des plus invraisemblables, n'est pas né d'hier. Les Génois accusèrent (1194) les Pisans d'avoir traité secrètement avec la veuve du compétiteur de Henri. Enfin on se sépare de plus en plus aigris; les Génois reprennent la mer. Ils font lever le siège de Catane attaquée par la veuve de Tancrède. Ils s'emparent de Syracuse: tout se rend, excepté Palerme. Ils reviennent à Messine où se trouvait Henri. Othon de Caretto, qu'ils avaient alors pour capitaine, leur podestat étant mort dans le courant de l'expédition, réclame de l'empereur l'exécution de ses promesses. Henri loue ses bons et utiles auxiliaires et leur oeuvre; il répète les termes de ses engagements; mais il faut prendre encore Palerme, ils doivent lui ouvrir les portes de cette ville. Ou se présente devant cette capitale. Enfin elle tombe au pouvoir de l'empereur. Il n'y a plus qu'à tenir sa parole, le temps en est venu. Mais alors, nouveau scrupule: Henri, depuis la mort du podestat, ne reconnaît plus auprès de lui de légitime représentant de la commune de Gênes. Il attendra des plénipotentiaires régulièrement accrédités. Cette réponse évasive, ou plutôt dérisoire, irrite les Génois. Les réclamations attirent les menaces; les ressentiments s'exaspérèrent si promptement que nous ne savons pas bien en quel ordre les procédés de la rupture se succédèrent et se répondirent. D'un côté, Henri ôte aux Génois la jouissance même des privilèges dont ils étaient en possession sous les rois normands. Il ne veut point de consul de leur nation en Sicile; il défend d'en prendre le titre sous peine de mort. Il menace de fermer la mer aux Génois, de ruiner leur ville. A leur tour, à Gênes, les consuls et les conseillers d'un peuple blessé dans ses intérêts et dans ses sentiments nationaux quittent le parti impérial, et, par délibération solennelle, renvoient à Pavie le lieutenant qui les avait régis depuis l'embarquement, en réglant qu'à l'avenir le podestat sera pris à Milan ou dans le parti ligué pour l'indépendance italienne contre le despotisme germanique. Ce parti, les violences de Henri et sa mauvaise foi l'avaient ranimé. Ainsi Gênes, de gibeline devint guelfe, si l'on peut se servir de ces noms en anticipant de quelques années sur leur usage.
C'est ici, avec une première révolution de parti, le premier symptôme de la division des citoyens de la même ville entre les deux grandes factions italiennes. Nous n'avions pas vu qu'elles eussent été ouvertement le mobile des dissensions intestines. Les mesures générales nous avaient semblé assez unanimes. Maintenant l'opposition paraît. La chronique, officielle comme on sait, accuse certains mauvais Génois qui se trouvaient à Palerme d'avoir poussé l'empereur à ces injustices envers la république, de l'avoir excité à la traiter avec cette sévérité. Ces méchants conseillers, qui ne sont pas nommés ici, ce sont des gibelins. Dès ce moment c'est l'esprit de parti qui dicte les annales publiques.
Malgré la sanglante querelle de Messine, on affectait de se croire encore en paix avec Pise. Mais une nouvelle occasion de jalousie était survenue. Bonifacio avait été rebâti par des Pisans, c'était la retraite et comme l'embuscade de leurs corsaires. De là ils couraient sur les bâtiments génois. Les deux républiques avaient alors des députés à Lerici pour débattre leurs différends. Les Génois alléguaient pour premier grief les déprédations et les insultes des gens de Bonifacio. Les députés de Pise répondaient en désavouant ces insulaires que Pise ne reconnaissait pas pour siens. Ces pirates, disait-on, prenaient les vaisseaux pisans comme les autres, et si l'on voulait, au printemps, faire une expédition commune pour les châtier, Pise y concourrait volontiers. Mais Gênes n'attendit pas ce concours. Trois galères allèrent devant Bonifacio. On débarqua, et, après quelque résistance, la place fut emportée. Les Génois résolurent de la garder pour eux au lieu de la détruire, ils eurent soin d'en augmenter les fortifications.
Cependant l'empereur Henri vînt à Pavie et y fit appeler les Génois, faisant entendre qu'il était disposé à les satisfaire. On ne voulut pas que cette fois la légitimité de la représentation pût être contestée. L'archevêque, le podestat1 et quatre nobles députés se présentèrent aussitôt. Ils apportaient l'instrument du