Histoire de la République de Gênes. Emile Vincens
avaient laissés à l'écart. Non-seulement les nobles mécontents y accédèrent, mais beaucoup de familles populaires y prirent part, et hors de la ville presque toutes les communes y adhérèrent. Il fallait pour ce concours, ou que le gouvernement fut devenu bien intolérable pour les particuliers, ou que la faction gibeline se fut bien renforcée contre la direction guelfe, ou enfin qu'une nouvelle aristocratie populaire se sentît en force pour se mesurer avec l'oligarchie régnante. Probablement tous ces motifs agissaient. Cette grande et puissante ligue donna bientôt l'alarme au parti opposé.
Des rixes commencèrent à éclater entre les adhérents et les opposants. Le podestat Lazare Glandoni passait pour avoir donné une sorte d'autorisation aux nouveaux associés. Cette condescendance rendait sa position difficile, il prétexta des affaires de famille et il obtint du conseil un congé pour passer à Lucques sa patrie. En son absence la nouvelle compagnie gagna rapidement du terrain. On lit courir le bruit que le podestat ne devait plus revenir à ses fonctions. Aussitôt, le peuple se leva et demanda Guillaume Mari pour chef de la république. On l'enleva de chez lui, malgré ses refus affectés, et il fut installé dans le palais fortifié des Volta près de l'église de Saint-Laurent, loué à cette occasion pour servir de siège à ce nouveau gouvernement. Mari notifia partout sa prise de possession. Il nomma des juges, des greffiers, des officiers pour administrer chaque commune et pour y recevoir le serment.
Au bruit de cette nouveauté, le podestat revint démentir la fausse nouvelle de son abdication. Les nobles l'entourèrent, mais ce fut pour lui reprocher d'avoir avoué Mari, et pour le rendre responsable des suites de sa connivence. Il niait en vain, Mari menaçait de produire des écrits. Glandoni prit alors le parti de se justifier aux dépens d'autrui en opprimant ceux qu'il avait aidés. Il avertit les hommes sur qui il pouvait le mieux compter, de se tenir armés et prêts à agir au premier son du tocsin. Mari, de son côté, était entouré de ses partisans qui chaque nuit venaient en troupe grossir sa garde. Cependant il parut hésiter. Mandé au conseil par le podestat, il s'y fit attendre, mais il s'y rendit avec quelques-uns de ses principaux adhérents; un Volta était du nombre. On leur intima d'évacuer le palais qu'ils tenaient; au lieu d'obéir ils y rentrèrent pour s'y fortifier; et la terreur fut au comble quand on les vit appeler à la garde de leurs postes les ouvriers en laine et, en un mot, la populace. Les nobles s'assemblèrent dans l'église des Vignes. Pierre Grimaldi harangua avec violence. On requit le podestat de réduire les insurgés. On lui offrit toute assistance. Dix commissaires furent nommés cependant pour essayer, avant l'attaque, de retirer Mari et les autres nobles d'une coalition populaire pour laquelle ils ne devaient pas être faits. D'autres envoyés se répandirent dans la ville pour aller de porte en porte exiger des serments d'obéissance et le désaveu de l'association factieuse. Dès ce moment la compagnie commença à décroître et tendit à se dissoudre. Mari avait été évidemment gagné. Il remit le palais et ses tours aux mains de treize nobles choisis avec assez d'impartialité entre les divers partis, si nous en jugeons sur la liste de leurs noms; on contremanda les changements qui avaient été faits dans l'administration. Quand la sécurité fut rétablie, le podestat dans un parlement solennel prononça une pleine amnistie: il cassa et interdit à jamais la compagnie de Mari et en même temps toutes les autres qui existaient ou qu'on avait prétendu exister. Ces décrets furent sanctionnés par le serment de tous les citoyens présents. Mari prêta le sien à son tour, et, sur la réquisition du podestat, il y ajouta avec une contenance très-dégagée, la déclaration qu'il remettait à tous ses adhérents les obligations qu'ils avaient contractées entre ses mains. Ainsi s'évanouit ce premier symptôme constaté des dispositions peu favorables des plébéiens, tentative où c'est la voix d'un noble qui avait appelé les populaires, probablement dans les intérêts de son ambition particulière, ou dans ceux d'une faction, beaucoup plus qu'au profit de la liberté. On retrouve immédiatement Mari dans les plus hauts emplois de la république; il est vrai que bientôt après on voit sa famille émigrer et servir l'empereur Frédéric contre la patrie.
Les Génois, à cette époque, recherchaient des alliances qui leur garantissent la sécurité des relations commerciales avec les villes de la Provence. Ils faisaient des traités avec les communes de Toulon, de Marseille, d'Arles, qui stipulaient comme autant de républiques. Il est bon de recueillir de siècle en siècle les détails que ces documents fournissent sur la matière et les usages du commerce de ce temps. Le traité d'Arles, outre les sauvegardes les plus complètes pour les personnes et pour les biens (le cas de naufrage expressément prévu), contient, en faveur des habitants d'Arles, l'autorisation d'établir à Gênes un consulat, pour décider de leurs contestations civiles. On leur accorde la franchise des droits de douane sur les produits du sol provençal importés à Gênes, mais ils ne pourront les envoyer au delà: le transit gratuit n'en est pas compris dans la concession. Pour les marchandises qui ne sont pas de leur cru, ils sont soumis aux droits, non comme les autres étrangers, mais comme les Génois les payent eux-mêmes. Ils pourront exporter de Gênes des bois de charpente pour la construction de leurs maisons, des douves et des cercles pour leurs tonneaux, mais à condition d'en faire usage pour eux-mêmes, sans pouvoir les vendre ni à Marseille ni ailleurs. Il leur est défendu de prendre à Gênes les toiles d'Allemagne, de Reims ou de Champagne, les draps de France (la Provence n'était pas française encore). Ils ne peuvent exporter des blés, mais seulement des châtaignes, quand le prix marchand n'en excède pas une certaine limite, et, chose bizarre, quoiqu'à l'exemple des Athéniens d'autrefois, le commerce des figues de Gênes leur est interdit.
En accordant aux navigateurs d'Arles, sur l'apport de leurs denrées, la franchise des droits qui appartiennent à la république, on réserve le payement de la gabelle du sel et des droits que d'autres sont en possession de lever sur le territoire génois; ceux de l'empereur sont particulièrement énumérés, et nous apprenons par là qu'à cette époque ou percevait pour l'empereur, dans le port de Gênes, certaines redevances sur les blés, les huiles et quelques autres denrées.
Ce traité nous est connu par les archives des deux villes intéressées1, et, dans cette double authenticité, il confirme que, dans les usages de l'époque, pour une telle alliance on ne faisait pas un seul instrument en deux originaux semblables. On rédigeait séparément les promesses de chaque partie, par des actes relatifs et correspondants, mais distincts. Celui qui était souscrit le premier portait la réserve de la réciprocité des conditions. Des ambassadeurs de chaque part allaient recevoir et accepter les engagements de l'autre cité. A Gênes, le contrat se passait tant au nom du podestat, de la volonté et du consentement du conseil, qu'au nom des conseillers stipulant pour la commune. Le traité d'Arles dont nous venons de parler est qualifié de paix pour dix ans. Cinquante- quatre nobles génois y sont dénommés comme ayant prêté le serment en présence de l'ambassadeur d'Arles. On remarque, en passant, que parmi tous ces nobles pas un Spinola n'est nommé. D'autre part, le podestat d'Arles était alors un Génois, Guillaume Embriaco.
La conservation des traités de Gênes est due à un des podestats de cette ville, Jacques Baldini, Bolognais. Il institua, sous le titre de Liber jurium, un registre où il fit transcrire tout ce qu'on possédait avant lui de diplômes, de privilèges obtenus, de conventions faites avec les rois, les princes, les communes. On continua à enregistrer à la suite les actes semblables qui survinrent, et ce recueil, incomplet sans doute, n'en est pas moins précieux. On trouve en tête du livre le décret du podestat, qui le consacre non-seulement à l'utilité, mais à l'émulation des Génois, afin, dit-il, qu'ils voient comment les progrès et la grandeur de la république ont été le prix des vertus ou des travaux de leurs pères.
(1229) Baldini était actif et ambitieux; il s'adonna aux affaires publiques avec un zèle sans exemple. Il y consumait tout le jour, souvent une partie de la nuit, différant ses repas tant qu'il lui restait quelque chose à faire, et, dit naïvement le chancelier annaliste, tenant souvent ses subordonnés à jeun jusqu'à une heure très-avancée. Il conclut des conventions favorables avec plusieurs2 voisins et avec le roi de Castille. Il poursuivit les pirates, il fit partir avec une grande vigilance des flottes pour toutes les stations où le commerce avait besoin d'être protégé. Mais son ambition alla bien plus loin, et là elle se mit trop à découvert: il voulut se faire législateur et se perpétuer dans sa place. Les statuts de la république avaient prévu que les lois pourraient avoir besoin de corrections, et ils attribuaient au