La destinée. Ages Lucie des

La destinée - Ages Lucie des


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et noirs. A l'extrémité de l'un d'eux se trouvaient des marches usées et suintant l'humidité, sur lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles conduisaient à une sorte de petite parloir que Nicolas avait consacré à son usage particulier.

      Sarah n'y entrait jamais; sa vie se passait dans le magasin et, grâce à l'encombrement de celui-ci, elle avait su s'y faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à travers mille détours pour se livrer en liberté à ses distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n'était souvent qu'après des appels réitérés qu'il voyait apparaître au-dessus d'une table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie, son chat entre les bras, le caressant et le berçant par quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes recueillies par elle dans les chants de la rue.

      M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles passifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au ménage. C'était là le domaine réel de l'enfant, tout ce qui représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour unique ressource la société du chat, dont elle s'était fait un ami. Nicolas, bien qu'il regrettât la maigre nourriture que cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance, tolérait pourtant sa présence, dans le but d'effrayer les régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs rondes audacieuses au milieu du magasin.

      Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux mêlés à d'infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d'une élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire, armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans doute d'un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et des plus sordides défroques.

      Dans ces dernières, Nicolas permettait à l'enfant de se choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes résultant de la permission qu'il lui donnait. La petite fille n'avait pas souvenir d'avoir reçu de son grand-père le don d'une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument incapable d'ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode n'avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d'une bonne âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite, accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies, essayant elle-même et seule les loques les moins usées, d'ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se perdait sa taille enfantine.

      Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont l'état de vétusté est tel que Nicolas, n'espérant rien en retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée tout à coup par une robe d'enfant bleue et blanche, à peu près usée, mais conservant encore une certaine apparence d'élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle est ornée.

      - Voilà un oripeau qui fera sans doute l'affaire d'une des femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n'ont pas assez d'argent pour acheter du neuf viennent chez moi. J'en tirerai bien quelques sous.

      - Oh! grand-père, donnez-la-moi.

      Habituellement, Sarah n'ose guère formuler ses désirs devant ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l'a emporté sur sa timidité native.

      - Qu'en ferais-tu?

      Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre qu'elle semble de bonne grandeur pour elle:

      - Je la porterais.

      - Toi? Allons donc! C'est beaucoup trop élégant pour une fille de…..

      Il s'interrompit.

      - Une fille de quoi? reprend l'enfant.

      Le vieillard fait un geste d'impatience.

      - Je m'entends, dit-il, et ça suffit.

      Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés sur lui avec étonnement:

      - Vois-tu, petite, il ne faut pas t'imaginer de jouer à la grande dame. Vrai! Il y a des moments où je ne te reconnais pas pour mon sang! Tu as des instincts de vanité folle! Tu voudrais être mise comme une demoiselle!

      Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du moins, si jamais pareille ambition s'est éveillée dans sa tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme beaucoup des choses de ce monde à tomber dans le néant sans avoir amené aucun résultat.

      Le marchand regarde Sarah avec un air sournois et moqueur; on dirait qu'à travers cette frêle et misérable créature qu'il accuse de vanité et d'amour du luxe, son regard haineux remonte vers une autre personne qu'elle lui rappelle.

      - Cette robe est si belle! murmure la petite fille, qui n'a pas compris grand'chose à la morale de son grand-père et s'étonne même de le trouver plus loquace qu'à l'ordinaire.

      - Eh bien! si elle est belle, elle se vendra.

      Des larmes roulent dans les yeux de l'enfant, mais Nicolas n'a pas pour habitude d'être sensible à si peu de chose. La robe bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les dentelles jaunies qui l'avaient séduite.

      Hélas! que de désirs tout aussi innocents s'évanouissent ainsi sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne l'était alors celle du vieux marchand.

      - Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement.

      Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course lointaine, remise depuis plusieurs jours.

       Table des matières

      Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont familiers et l'atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis plusieurs années; aussi une expression de tristesse règne d'ordinaire sur sa physionomie.

      En ce moment, ce n'est pas qu'elle regrette la robe bleue; ses larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un plaisir quelconque qu'elle éprouve à peine un instant de contrariété quand son grand-père refuse d'accéder à une de ses rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa vie a été jusqu'ici dépourvue des petits bonheurs accordés habituellement à son âge. A force de vivre dans cette vie monotone et silencieuse, elle s'engourdit dans une torpeur qui réagit sur sa santé.

      L'enfant est un être délicat dont le moral demande presque autant que le physique le contact de l'air et du soleil. Or, la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie dans la pièce où elle est un rayon qui a grand'peine à traverser l'épaisse couche de poussière dont sont revêtues les vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon! Son or devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l'air du dehors le jette un instant sur la bordure brillante d'un cadre, ce n'est qu'un éclair. La poussière de la vitre, devant laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l'ombre au milieu


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