La destinée. Ages Lucie des

La destinée - Ages Lucie des


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s'y est jetée et immobile, sans s'occuper du travail qu'elle a à faire dans la matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans l'attitude de l'oubli complet du présent, elle regarde sans le voir l'étrange ameublement qui l'entoure.

      Devant elle, une haute glace reflète les objets et les nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. A ses pieds, une étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui n'a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d'argent sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort étrangement d'un casque du seizième siècle.

      Les regards de la petite fille passent distraitement d'un objet à l'autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est sa distraction habituelle dans es longues heures de solitude.

      Sarah n'a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu'elle se demande parfois si ce ne sont point des rêves qu'elle prend ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien nette pour elle: c'est que ses premières années se sont écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une lumière plus vive et qu'alors, conduite par une femme qu'elle appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui de la demeure de Nicolas.

      Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle soupire. Si elle l'osait, elle s'enfuirait à son tour pour errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit la verdure; mais elle n'ose s'aventurer ainsi seule au dehors et son grand-père a toujours refusé de l'accompagner. En ce moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d'air libre, à la façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel.

      Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées dont on berce d'ordinaire les enfants. Cherchant une distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa portée, l'ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les examine les uns après les autres. Un collier d'un travail souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son image.

      La fille d'Eve se fait jour en cette frêle enfant à laquelle jamais aucun regard n'a dit qu'elle était belle. Prise d'un accès de coquetterie, elle ramasse l'étoffe rayée gisant à ses pieds, l'enroule autour d'elle, relève ses cheveux avec des épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets, elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve.

      A ce moment, la porte s'ouvre, Jacques et Robert entrent, et la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant sa tête à travers les coussins.

      - Est-ce la fée du logis? demande le docteur en riant.

      Son compagnon parcourt la boutique du regard:

      - Ou la princesse gardienne de ces richesses? Certes, le contenant n'annonce guère le contenu et personne ne se douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu'elle renferme tant de belles choses! Les locataires de ce digne homme doivent être royalement meublés s'il met à leur disposition les ressources de son magasin et je m'attends à dormir dans quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par une châtelaine u moyen âge.

      - Il est peu probable que le bonhomme t'accorde un pareil luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa réputation ne permet guère d'espérer de sa part une pareille générosité en ta faveur!

      - Il est donc avare? demande Jacques à demi-voix.

      - On le dit et même on conte de lui des prodiges d'économie; mais, que t'importe, pourvu qu'il te loge convenablement pour ton argent?

      Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas la tête à leur approche et se serra, au contraire, d'un mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête abritée sous leur aile, s'imaginent se dérober à l'oeil du chasseur.

      - Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée, dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses semblables!

      - Il faut pourtant s'adresser à elle, car je ne pense pas qu'il y ait personne autre dans la maison.

      - Mademoiselle! appela le lieutenant en se penchant.

      Sarah ne bougea pas.

      - Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d'un ton insinuant. Je n'ai pas la prétention d'être un joli garçon, mais un regard vous démontrera que je n'ai rien de si terrifiant que vous semblez le croire.

      Sa tentative fut sans succès et Sarah ne parut pas avoir entendu cette invitation.

      Il se retourna d'un air découragé vers le docteur:

      - Elle demeure insensible à mon éloquence et refuse décidément de me donner audience!

      - Ton uniforme l'effraie peut-être.

      - C'est donc une princesse bien sauvage! Essaie alors de l'apprivoiser, mon ami.

      - Mon enfant, dit Robert doucement, ayez la complaisance de nous répondre.

      - Voilà, je pense, une façon civile d'interroger les gens! murmura Jacques.

      - Où est M. Larousse? reprit le docteur, s'adressant encore à la petite fille.

      Celle-ci se hasarda enfin à écarter un des coussins et jeta un regard sur les visiteurs.

      - Par où êtes-vous entrés? demanda-t-elle avec autant d'étonnement que si les deux jeunes gens, munis chacun d'une paire d'ailes, fussent descendus à travers le rayon pâle que le soleil envoyait dans l'appartement.

      - Par la porte, ma belle enfant, dit Jacques. Vous semblez ne pas comprendre que nous ayons usé d'un moyen si naturel de pénétrer chez vous! Par où pensez-vous donc que nous ayons l'habitude de nous introduire dans les magasins?

      Le jeune officier s'amusait de l'attitude effarouchée de Sarah et trouvait plaisant de la taquiner; mais Robert eut pitié d'elle:

      - Je t'en prie, ne l'effraie pas. Elle est déjà assez difficile à approcher! Si tu continues, nous n'en tirerons rien.

      Puis, se penchant de nouveau, car la petite fille du marchand était restée dans la même position, hésitant à inspecter encore ceux qui lui parlaient:

      - Peut-on voir Nicolas Larousse?

      Sans doute, l'enfant sentit une intonation protectrice dans cette voix, adoucie pour la rassurer; relevant ses paupières aux longs cils et repoussant d'un geste ses cheveux, qui s'étaient dénoués et cachaient son visage, elle regarda le jeune homme.

      Le docteur Martelac n'était rien moins que rassurant au premier abord; ses traits trop forts, son regard grave et sa taille élevée devaient inspirer une certaine frayeur à une sauvage créature comme Sarah. La personne de Jacques, au contraire, avait une apparence d'élégance et de jeunesse; ses traits fins et réguliers, ses grands yeux gris, sa moustache blonde et soyeuse, la douceur naturelle de son sourire, formaient un ensemble sympathique. Toutefois, Sarah fut satisfaite, sans doute, par le rapide coup d'oeil qu'elle avait jeté sur le premier, car ce fut à lui qu'elle s'adressa quand elle se décida à répondre, non sans un reste de timidité:

      - Il est sorti. Habituellement, il ne sort


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