Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète). Морис Леблан
de lui en réserver la possibilité. D’une part, en effet, on ne parvenait pas à établir l’identité du sieur Harlington, ni à fournir une preuve décisive de son affiliation à la bande de Lupin. Compère ou non, il se taisait obstinément. Bien plus, après examen de son écriture, on n’osait plus affirmer que ce fût lui l’auteur de la lettre interceptée. Un sieur Harlington, pourvu d’un sac de voyage et d’un carnet amplement pourvu de bank-notes, était descendu au Grand-Hôtel, voilà tout ce qu’il était possible d’affirmer.
D’autre part, à Dieppe, M. Filleul couchait sur les positions que Beautrelet lui avait conquises. Il ne faisait pas un pas en avant. Autour de l’individu que Mlle de Saint-Véran avait pris pour Beautrelet, la veille du crime, même mystère. Mêmes ténèbres aussi sur tout ce qui concernait l’enlèvement des quatre Rubens. Qu’étaient devenus ces tableaux ? Et l’automobile qui les avait emportés dans la nuit, quel chemin avait-elle suivi ?
À Luneray, à Yerville, à Yvetot, on avait recueilli des preuves de son passage, ainsi qu’à Caudebec-en-Caux, où elle avait dû traverser la Seine au petit jour dans le bac à vapeur. Mais quand on poussa l’enquête à fond, il fut avéré que ladite automobile était découverte et qu’il eût été impossible d’y entasser quatre grands tableaux sans que les employés du bac les eussent aperçus. C’était tout probablement la même auto, mais alors la question se posait encore : qu’étaient devenus les quatre Rubens ?
Autant de problèmes que M. Filleul laissait sans réponse. Chaque jour ses subordonnés fouillaient le quadrilatère des ruines. Presque chaque jour il venait diriger les explorations. Mais de là à découvrir l’asile où Lupin agonisait – si tant est que l’opinion de Beautrelet fût juste –, de là à découvrir cet asile, il y avait un abîme que l’excellent magistrat n’avait point l’air disposé à franchir.
Aussi était-il naturel que l’on se retournât vers Isidore Beautrelet, puisque lui seul avait réussi à dissiper des ténèbres qui, en dehors de lui, se reformaient plus intenses et plus impénétrables. Pourquoi ne s’acharnait-il pas après cette affaire ? Au point où il l’avait menée, il lui suffisait d’un effort pour aboutir.
La question lui fut posée par un rédacteur du Grand Journal, qui s’introduisit dans le lycée Janson sous le faux nom de Bernod, correspondant de Beautrelet. À quoi Isidore répondit fort sagement :
– Cher monsieur, il n’y a pas que Lupin en ce monde, il n’y a pas que des histoires de cambrioleurs et de détectives, il y a aussi cette réalité qui s’appelle le baccalauréat. Or, je me présente en juillet. Nous sommes en mai. Et je ne veux pas échouer. Que dirait mon brave homme de père ?
– Mais que dirait-il si vous livriez à la justice Arsène Lupin ?
– Bah ! il y a temps pour tout. Aux prochaines vacances…
– Celles de la Pentecôte ?
– Oui. Je partirai le samedi 6 juin par le premier train.
– Et le soir de ce samedi, Arsène Lupin sera pris.
– Me donnez-vous jusqu’au dimanche ? demanda Beautrelet en riant.
– Pourquoi ce retard ? riposta le journaliste du ton le plus sérieux.
Cette confiance inexplicable, née d’hier et déjà si forte, tout le monde la ressentait à l’endroit du jeune homme, bien qu’en réalité, les événements ne la justifiassent que jusqu’à un certain point. N’importe ! On croyait. De sa part rien ne semblait difficile. On attendait de lui ce qu’on aurait pu attendre tout au plus de quelque phénomène de clairvoyance et d’intuition, d’expérience et d’habileté. Le 6 juin ! Cette date s’étalait dans tous les journaux. Le 6 juin, Isidore Beautrelet prendrait le rapide de Dieppe, et le soir Arsène Lupin serait arrêté.
– À moins que d’ici là il ne s’évade… objectaient les derniers partisans de l’aventurier.
– Impossible ! Toutes les issues sont gardées.
– À moins alors qu’il n’ait succombé à ses blessures, reprenaient les partisans, lesquels eussent mieux aimé la mort que la capture de leur héros.
Et la réplique était immédiate :
– Allons donc, si Lupin était mort, ses complices le sauraient, et Lupin serait vengé, Beautrelet l’a dit.
Et le 6 juin arriva. Une demi-douzaine de journalistes guettaient Isidore à la gare Saint-Lazare. Deux d’entre eux voulaient l’accompagner dans son voyage. Il les supplia de n’en rien faire.
Il s’en alla donc seul. Son compartiment était vide. Assez fatigué par une série de nuits consacrées au travail, il ne tarda pas à s’endormir d’un lourd sommeil. En rêve, il eut l’impression qu’on s’arrêtait à différentes stations et que des personnes montaient et descendaient. À son réveil, en vue de Rouen, il était encore seul. Mais sur le dossier de la banquette opposée, une large feuille de papier, fixée par une épingle à l’étoffe grise, s’offrait à ses regards. Elle portait ces mots :
Chacun ses affaires. Occupez-vous des vôtres. Sinon tant pis pour vous.
– Parfait ! dit-il en se frottant les mains. Ça va mal dans le camp adverse. Cette menace est aussi stupide que celle du pseudo-chauffeur. Quel style ! On voit bien que ce n’est pas Lupin qui tient la plume.
On s’engouffrait sous le tunnel qui précède la vieille cité normande. En gare, Isidore fit deux ou trois tours sur le quai pour se dégourdir les jambes. Il se disposait à regagner son compartiment, quand un cri lui échappa. En passant près de la bibliothèque, il avait lu distraitement, à la première page d’une édition spéciale du Journal de Rouen, ces quelques lignes dont il percevait soudain l’effrayante signification :
Dernière heure. – On nous téléphone de Dieppe que, cette nuit, des malfaiteurs ont pénétré dans le château d’Ambrumésy, ont ligoté et bâillonné Mlle de Gesvres, et ont enlevé Mlle de Saint-Véran. Des traces de sang ont été relevées à cinq cents mètres du château, et tout auprès on a retrouvé une écharpe également maculée de sang. Il y a lieu de craindre que la malheureuse jeune fille n’ait été assassinée.
Jusqu’à Dieppe, Isidore Beautrelet resta immobile. Courbé en deux, les coudes sur les genoux et ses mains plaquées contre sa figure, il réfléchissait. À Dieppe, il loua une auto. Au seuil d’Ambrumésy, il rencontra le juge d’instruction qui lui confirma l’horrible nouvelle.
– Vous ne savez rien de plus ? demanda Beautrelet.
– Rien. J’arrive à l’instant.
Au même moment le brigadier de gendarmerie s’approchait de M. Filleul et lui remettait un morceau de papier, froissé, déchiqueté, jauni, qu’il venait de ramasser non loin de l’endroit où l’on avait découvert l’écharpe. M. Filleul l’examina, puis le tendit à Isidore Beautrelet en disant :
– Voilà qui ne nous aidera pas beaucoup dans nos recherches.
Isidore tourna et retourna le morceau de papier. Couvert de chiffres, de points et de signes, il offrait exactement le dessin que nous donnons ci-dessous :
3
Le cadavre
Vers six heures du soir, ses opérations terminées, M. Filleul attendait, en compagnie de son greffier, M. Brédoux, la voiture qui devait le ramener à Dieppe. Il paraissait agité, nerveux. Par deux fois il demanda :
– Vous n’avez pas aperçu le jeune Beautrelet ?
– Ma foi non, Monsieur le juge.
– Où diable peut-il être ? On ne l’a pas vu de la journée.
Soudain,