Une Croisade au XXe siècle. Lois Dabbadie
“ malheureux! Ils n’imaginent pas que ce jeune homme
“ peut se trouver dans une situation où il se voie contraint
“ d’endosser la politique de ceux dont il a pris la place.”
Le comte Axel von Schwering fut apparemment un des rares Teutons chez qui les doctrines de Clausewitz et de Bernhardi, mêlées à la philosophie de Nietzsche, n’ont pas entièrement corrodé le sens du droit, de l’humanité. Il crut aux dispositions pacifiques de son souverain et l’admira longtemps. La puissance croissante du pays allemand n’était point faite pour lui interdire une sorte de béate confiance. Et lorsqu’il avait entendu dire au Reichstag par le chancelier Bethmann-Hollweg: “ Nous n’avons rien donué au Maroc que nous n’eussions déjà donné, et nous avons gagné un accroissement de notre domaine colonial ”, le comte von Schevering pouvait croire l’empereur désireux de poursuivre envers la Frauce une politique d’intimidation si avantageuse, plutôt que de recourir aux méthodes bismarckiennes.
Le comte alla voir son vieil ami de Moltke, chef de l’état-major. Celui-ci revenait d’une longue audience chez l’Empereur; il était fort soucieux. Après quelques réponses embarrassées aux questions du comte, il révéla subitement ses angoisses dans une réplique nerveuse: “ Eh bien, si vous
“ voulez le savoir, je crains que depuis des années, l’empereur
“ ne nous trompe, et que, tandis qu’il se posait en ennemi
“ de la guerre, il ne songeait continuellement dans son for
“ intérieur, qu’au jour où il pourrait la déclarer.” Axel von Schwering pensait que Guillaume II prit la résolution fatale depuis le crime de Serajevo; mais il s’attendait peu aux paroles du stratégiste. “ Cela vous étonne, poursuivit
“ de Moltke, cela m’a étonné moi-même et peut-être encore
“ plus que vous. Je me flattais, jusqu’à ce jour, de con-
“ naître notre souverain, je croyais avoir fouillé tous les
“ replis de son caractère, et je m’aperçois de mon errenr.
“ J’ai causé tantôt avec un empereur que j’ignorais, avec un
“ homme qui m’est totalement nouveau. La mort violente
“ de l’archiduc l’a-t-elle à ce point transformé ? Ou jette-
“ t-il enfin un masque derrière lequel il se cachait depuis un
“quart de siècle? Je ne puis trancher la question et no
“ vais pas perdre de temps à m’y essayer. Qu’il vous suffise
“de savoir qu’il songe maintenant à la guerre, qu’il la pré-
“pare; et, Dieu me pardonne de vous le dire! il est décidé
“ à la déclarer, si on ne la lui déclare pas! ”—“. Dois-je
“ croire, demanda von Schwering, qne notre empereur
“ vieillisse et tombe sous l’influence du Kronprinz?”—“Plut
“ au Ciel qu’il se montre simplement sous son vrai jour. Il
“ nous avoue enfin ce qu’il nous a soigneusement dissimulé
“jusqu’ici: son désir de s’engager dans une lutte qui fasse
“ de lui le maître non-seulement de l’Europe, mais du
“ monde ”—“ Il verra que ce n’est pas une tâche aisée, dit
“ Schwering avec humeur, l’Europe ne s’inclinera pas si
“ rapidement devant lui, sans compter que c’est une ques-
“ tion de savoir si l’Allemagne, en dépit de ses immenses
“ ressources, sortira victorieuse d’un conflit où elle trouvera
“ liguées contre elle les plus puissantes nations de l’uni-
“ vers.”—“Gardez-vous de telles craintes, reprit de Moltke;
“ l’Allemagne vaincra. Ce n’est pas pour rien que Krupp
“Mais cette victoire même, voilà ce qui m’épou-
“ vante. Elle exigera tant de ruines, de deuils, de désastres,
“ que toute la civilisation, qui nous rend justement fiers,
“ périra dans une tourmente dont l’énormité dépassera de
“ beaucoup la grandeur de nos triomphes. Toutes les
“ pacifiques conquêtes dont s’enorgueillit notre pays, tous
“ ses progrès dans l’industrie et dans la science, tout le dé-
“ veloppement, si considérable en ces dernières années, de
“ ses facultés intellectuelles, tout cela disparaîtra sous l’igno-
“ minie et sous l’horreur dont l’Allemagne portera éter-
“ nellement la charge. C’est l’effroyable côté de toute
“ guerre d’aujourd’hui. Et nous ne pouvons nous permettre
“d’être vaincus, car ce serait la fin de l’Allemagne comme
“ nation indépendante.”
Le comte Von Schwering, torturé par de sombres pressentiments, accompagna Guillaume II qui, sur le yacht impérial, prit des vacances eu naviguant au large de la Norvège; et le Kaiser, bien qu’il affectât d’être indifférent aux graves questions agitées en Europe, avait parfois certain air étrange.
Dans un accès d’inconcevable espièglerie, le 26 juillet l’empereur allemand s’écria: “ Nous serions vieux de 10
“ jours que nous ferions peut être main-basse, d’un seul
“ coup, sur ce petit touche à-tout brouillon de Poincaré et
“ sur un aviso de guerre.“
Le surlendemain, von Schwering n’avait plus d’illusions; car Guillaume II chercha, selon la manière du comédiante Napoléon 1er, à rendre responsables de son manque d’humanité ceux dont la puissance était un obstacle à ses rêves de domination. Et comme son vieux maître Bismarck, qui ne pardonna point aux Russes une intervention pacifique en faveur de la France, le Kaiser impudemment accusa les slaves francophiles d’avoir provoqué un conflit.
“ J’avais donc à peser toutes les chances de défaite, dit-il,
“tant que j’en vis une seule, je différai l’exécution des
“ projets que je formais. Cela m’a pris 25 ans d’assurer
“ une base solide à la tentative que je vais faire; mais pas
“ un jour je n’ai oublié la mission qui m’incombe; et je dois
“ ou l’accomplir, ou périr en m’y efforçant. J’ai supporté
“ les insultes des panslavistes et des francophiles. J’ai toléré
“ qu’on jugeât mon armée avec la plus parfaite malveil-
“ lance, et qu’à droite comme à gauche on discutât mes
“ chances de défaite. Je n’ai pas bougé alors que des
“ alliances formidables se nouaient contre le prestige, et la
“ puissance de l’Allemagne. J’ai fermé l’oreille aux folles
“ bravades d’une presse idiote, qui dans tous les pays du
“ monde, dénonçait l’existence même de l’Allemagne comme
“un danger public, contre lequel l’humanité