Les enfants, L'élève Gendrevin. Robert 1853-1886 Caze
qui s’emplissaient de bourdonnements.
Vers huit heures, Séguin ouvrit la porte. Il laissa entrer un cuistre mal rasé qui portait noué dans une serviette douteuse le souper du prisonnier, Gendrevin rangea ses cahiers et ses livres tandis que le garçon étalait sur le pupitre le repas du soir. Ce fut d’abord une assiette creuse remplie de soupe figée qui avait une odeur de colle. L’enfant essaya d’avaler deux cuillerées de cette eau grasse. Mais elle ne passa pas. Le sel dont on l’avait abondamment pourvue la rendit plus amèrement désagréable et piqua la gorge en feu du collégien. Il laissa cette lavasse. A la soupe succéda une tranche trop cuite d’épaule de mouton, de la chair noirâtre bordée de suif gris. Avec de grands efforts, il mastiqua quelques bouchées de cette viande à peine tiède. Il se reprenait à deux ou trois fois pour engloutir cette pitance. Des lentilles qui baignaient dans de l’eau vinaigrée parurent le séduire davantage. Mais elles lui occasionnèrent d’horribles douleurs de gorge. Il les mit doucement de côté, son repas était terminé. Il n’avait du reste pas faim. Une gourmandise d’enfant désœuvré l’avait seule poussé à essayer de triturer ces plats. La tête lourde appuyée sur son coude droit, il entendait sans y prêter attention un dialogue nul que Séguin avait engagé avec le cuistre. Le vieux soupait lui aussi et se plaignait de la cuisine monotone du lycée. Les mêmes plats revenaient à jour fixe. Le bœuf à l’huile du mardi matin et la morue à la hollandaise du vendredi soir exaspéraient particulièrement le geôlier. Mais il conclut avec philosophie qu’on n’a pas le droit d’être difficile quand on a mangé pendant trente années l’ordinaire des casernes. Le garçon enviait le sort de ce grognard et il le lui déclara. Son ambition aurait été de gagner assez de gages pour s’offrir de temps à autre une chopine et un supplément de nourriture fade acquise chez un charcutier du boulevard Saint-Michel, qui, à en juger par la devanture de la boutique, devait vendre des aliments extraordinaires. Ce à quoi Séguin répondit que quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. Ce papottage de gens qui parlent sans avoir rien à se dire parvenait aux oreilles de Gendrevin parla porte de la cellule laissée entr’ouverte. Il l’entendait sans l’écouter. Les mots lui arrivaient nettement, mais ne faisaient point image dans sa cervelle malade qui les recevait confusément. Il avait du reste tiré de sa poche la lettre que Séguin lui avait laissée en se défendant de vouloir la lire. Il la tenait ouverte sur le pupitre, à côté des assiettes aux trois quarts pleines où la graisse figée avait des apparences de moisissure. Il parcourait des yeux ce papier couvert d’une écriture fine, distinguée, allongée sans crochets prétentieux à la fin des mots bien espacés les uns des autres. Une très légère odeur d’iris mariée au parfum plus violent du vétiver imprégnait encore ces quatre pages. Gendrevin les relut avec une sorte de ténacité, s’efforçant de saisir le sens de certains mots qu’il lui semblait avoir mieux compris la veille. Pourtant elle était très claire, très simple, si calme et si douce cette épître féminine dans laquelle la mère éloignée disait ceci à son petit:
«Mon cher enfant,
Je n’ai pas voulu laisser à ton père le souci de t’écrire. Il t’aurait grondé à cause des mauvaises notes que le proviseur de ton lycée nous a adressées avant-hier. J’aurais été trop peinée si je t’avais su malheureux en recevant des nouvelles de la maison. Cependant, mon cher René, je t’assure que j’éprouve un grand chagrin toutes les fois qu’on ne me dit pas beaucoup de bien à ton sujet. Ton père n’est pas mécontent des places que tu as obtenues. Seul, le rang que tu occupes en géométrie l’a vivement contrarié. Mais c’est ta conduite qui le met surtout hors de lui. Pourquoi n’obéis-tu pas à tes maîtres comme tu m’obéissais quand j’avais encore le bonheur de t’avoir à la maison? Cela ne doit pas être plus difficile et si tu veux que je t’aime toujours bien, si tu veux rester le René de petite mère, tu ne nous feras plus de chagrin, n’est-ce pas? Ton père dit toujours que, s’il t’a mis au collège à Paris, c’est pour ton avenir. Tu apprendras à devenir homme et tu te créeras aussi de belles relations. C’est utile dans la vie surtout pour toi qui ne seras pas aussi riche qu’on l’affirme à Armancourt. Nous avons perdu beaucoup d’argent en ces derniers temps, je puis te l’avouer, sachant que tu n’iras pas le redire. Mais tu comprends si tes mauvaises notes sont faites pour nous consoler de ce revers de fortune. Allons! tu me promets d’être tout à fait sage, n’est-ce pas? Tu ne veux plus me faire de la peine, tu me le promets.
Bonne maman est encore tout heureuse de la jolie petite lettre que tu lui as envoyée pour lui souhaiter la bonne année.
Ce bout de billet est devenu sa distraction du moment. Elle le communique à tout le monde. L’autre jour, elle l’a fait lire à Marthe Quérette qui était venue nous voir avec sa mère. Marthe s’est extasiée sur ta gentille façon de dire les choses et bonne maman était toute fière des éloges que l’on décernait à son René. Mais voilà qui va te donner de l’orgueil et, si ton père savait que je t’adresse ces détails, il me gronderait. Il ne faut pas en vouloir à M. Bélin, mon cher René. Ton correspondant est si terriblement affairé qu’il n’a point toujours le loisir de s’occuper de toi. Il t’a fait sortir deux jours durant les vacances de janvier. Rien ne prouve mieux sa bonne volonté à notre égard. Il est vrai qu’il est un peu notre obligé puisque c’est à ton père qu’il doit sa position. Mais il serait indélicat de lui faire sentir ce que je t’écris et tu as trop d’amour-propre, je le sais, pour te comporter malhonnêtement avec M. Bélin. Quand tu auras besoin de ses bons offices, écris-lui avec discrétion. Je suis sûre qu’il s’empressera de faire droit à tes désirs, s’ils sont raisonnables.
Je ne veux pas fermer ma lettre sans te dire une foule de bonnes choses de la part de la famille. Tout le monde t’embrasse cent mille fois depuis bonne maman jusqu’à la Méïanne. Cette dernière parle de toi à tout venant et à tout propos. Ne voulait-elle pas me forcer à t’envoyer une assiette de berlinquinquins et une douzaine de chalandeaux qu’elle a pétris à ton intention? J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison.
Allons, adieu ou plutôt au revoir, mon cher petit angelot, je te supplie encore une fois d’être bien, bien sage et je t’embrasse autant que je t’aime,
Claire GENDREVIN.»
Le «cher petit angelot» resta soucieusement appesanti sur certaines phrases de cette missive. Pourquoi sa mère lui recommandait-elle d’être sage? Il avait la conviction parfaite de s’être toujours montré docile et l’on aurait dû comprendre, là-bas, dans sa petite ville, chez les siens, qu’il était devenu le paria de sa classe. Plus que tous les autres sa mère aurait pu avoir l’intuition et la prévision d’un pareil martyre. Il recommença à pleurer tant il se sentait délaissé, tant il se croyait à tout jamais perdu. Instinctivement, au milieu du grand chagrin qui recommençait à le torturer, ses yeux humides de larmes fixèrent de nouveau la lettre maternelle et distinguèrent vaguement le nom de la Meïanne. Pauvre vieille servante! Elle seule avait une grande pitié de l’enfançon dont elle avait jadis guidé les premiers pas. Elle seule essayait tenacement aujourd’hui de lui rendre la vie moins dure, de même qu’elle s’était obstinée, il y avait deux ans, à empêcher l’exil de son bouebat dans un lycée parisien. Cependant le garçon vint enlever les restes du souper de Gendrevin. Ce cuistre fit dans la cellule un gros bruit de lourde vaisselle remuée et tout en entassant les assiettes grasses dans sa serviette, il dit:
–Eh bien! l’appétit ne va donc pas aujourd’hui?
–Non, répliqua laconiquement René.
Le garçon sortit, laissant entr’ouverte la porte de la cellule. Il reprit placidement sa conversation avec Séguin et lui fit remarquer que le séquestré n’avait presque rien mangé.
–Je crois qu’il est malade, répondit le vieux, à mi-voix. Il avait une forte migraine à quatre heures. Il n’y a du reste pas de bon sens à enfermer ces gamins par un froid pareil et surtout à un moment où l’épidémie s’est abattue sur le lycée. Si je m’étais écouté, j’aurais fait travailler ce polisson sur ma table, à côté de moi. Mais vous savez, il y a la consigne et je ne connais que ça. C’est