Les enfants, L'élève Gendrevin. Robert 1853-1886 Caze

Les enfants, L'élève Gendrevin - Robert 1853-1886 Caze


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une vapeur de suie montait dans l’atmosphère au-dessus de toits sans nombre qui se succédaient inégaux, blancs de neige, surmontés de cheminées en tôle ou en brique panachées en majorité de fumées grises. Puis un énorme murmure, quelque chose comme le bruit du vent dans les peupliers ou la chanson de la mer. C’était la clameur condensée de Paris libre, travailleur, actif remuant, agité et nerveux. Seule la place du Panthéon dont le séquestré avait un coin sous les yeux, gardait son aspect endormi de grande province tranquille. De son observatoire, Gendrevin aperçut à peine quelques fureteurs de livres qui sortaient rapetissés et quasi minuscules de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Puis une bande d’enfants passa. Gendrevin reconnut d’abord les trente-cinq élèves de la boîte Cudlot, des petits meurt-de-faim, qui suivaient les cours du lycée. Ils rentraient vite au bahut en soufflant dans leurs doigts. Ce furent ensuite des externes libres qui se poursuivirent, jouèrent un moment, emplirent la place de cris aigus et disparurent au tournant des rues. Il envia leur sort. Ceux-là ne connaissaient que le moins mauvais côté de la vie de collège. Il leur suffisait d’être attentifs et de travailler en classe pour jouir d’une parfaite tranquillité. Ils avaient, dans leurs familles, le calme parfait, les soins maternels, la bonne poignée de main donnée par le père satisfait, la parole libre durant les repas, des plaisirs quelquefois et toujours le droit de rêver, de s’étudier, de laisser galoper la folle du logis. Lui aussi avait connu cette bonne existence, naguère dans sa province. Par quel déplorable défaut de jugement son père la lui avait-il enlevée?

      Maintenant Gendrevin distinguait à peine, quelques rares passants. Le soir tombait et sa tristesse fut encore accrue par la ritournelle plaintive d’un orgue de Barbarie qui commençait à moudre le Trouvère. Un allumeur de réverbères mit de la flamme aux becs de gaz. D’en haut leurs lumières ressemblaient à des étincelles. Il y avait par endroits de grosses flaques d’ombre. Le Panthéon disparut peu à peu dans un voile de brume. Mais, là-bas à l’horizon, le ciel noirâtre tout à l’heure rougeoyait comme un fond de forge entrevue. Paris s’éclairait.

      L’incarcéré pleura de nouveau. Ses larmes tombaient sur les barreaux de fer dont le contact n’avait pas rafraîchi son front. Il avait pourtant très froid, un fourmillement au bout des doigts, un engourdissement aux jambes et aux pieds. Cependant il demeurait là inerte, ne sachant plus pourquoi il s’était levé, mais sentant se rouvrir la blessure morale de l’injustice qui l’avait frappé. Tout à coup on ouvrit la porte. Le bruit qu’on fit ramena Gendrevin au sentiment de la réalité. Rapidement il poussa la fenêtre, dégringola plutôt qu’il ne s’assit sur son banc et saisit la plume. Séguin entra:–

      –Voilà de la lumière, dit-il en posant sur le rebord du pupitre une chandelle placée dans un bougeoir de fer.– Tâchez surtout de ne pas éteindre.

      –Il regarda attentivement son pensionnaire et aperçut de longs sillons de rouille qui tatouaient verticalement le visage de Gendrevin. Une belle colère s’empara du geôlier:

      –Vous vous êtes mis à la fenêtre, grogna-t-il, vous savez bien pourtant que c’est défendu. Vous avais-je dit cela, hein? Vous l’avais-je dit, nom de nom? Vous vous fichez donc de tout, du tiers comme du quart?

      Mais, m’sieu, bégaya l’adolescent qui pleurait toujours à chaudes larmes.

      Vous allez encore me ficher vos bonnes raisons à la figure. Que je vous entende répliquer?

      Taisez-vous, taisez-vous. Où est votre pensum? Montrez-moi ça.

      Gendrevin exhiba deux feuilles et demie de papier maculé.

      –Que ça! que ça! reprit Séguin. Vous ne vous êtes vraiment pas foulé le poignet. Et c’est écrit! On dirait que votre pensum a été gribouillé par un chat qui aurait trempé les pattes dans du cirage. Vous n’êtes pas fier, non, pas fier pour deux liards, monsieur Gendrevin. Ah çà! est-ce que vous vous êtes fourré dans la tête qu’on grimpait ici absolument comme si on allait à la campagne pour prendre le frais? Voyons: dites, répondez.

      –Non, m’sieu, fit Gendrevin, mais...

      –Ah! oui, voilà les explications qui recommencent. Eh bien! en deux mots et trois mouvements, je vais vous signifier la consigne, moi. Si vous ouvrez encore la fenêtre, le cachot. Si vous ne me présentez pas, à toutes les heures, le nombre de lignes réglementaires, le cachot. Compris, n’est-ce pas? En attendant, voici votre goûter.

      Séguin retira de la poche de son veston un assez long morceau de pain qu’il tendit à l’élève.

      –Merci, m’sieu, répondit celui-ci, je n’ai pas faim.

      –Vous boudez contre votre ventre; à votre aise, mon petit. Mais je vous le répète; gare au cachot!

      Le cachot, aggravation de la cellule, le cachot, punition suprême, effraya médiocrement le prisonnier. Il savait par ouï-dire que c’était un trou noir placé plus avant sous les combles, un endroit privé d’air, de jour, de meubles. Dansel y avait croupi quelques heures à deux ou trois reprises différentes et il avait vanté les délices de ce séjour où l’on pouvait dormir à l’aise pourvu que l’on eût la précaution de se rouler dans un chaud caban. Aux yeux de Gendrevin, le cachot était un avant-goût du néant, de l’inertie absolue, du vide de toutes choses. Il y serait entré avec une docilité béate. Il regretta presque que le vieux geôlier s’en fût tenu aux menaces. Mieux aurait valu être plongé dans l’ombre, y oublier les autres, s’y oublier soi-même que de rester martyr de l’angoisse, de la migraine et de l’injustice dans cette cellule empuantie par l’odeur de suif de la lumière qui champignonnait. Machinalement cependant il reprit la confection de son pensum. Il scandait, scandait sans essayer de pénétrer le sens. Ce second livre de l’Énéide qu’il hachait menu restait lettre morte pour lui. Malgré ses poignantes douleurs, il avait conscience de faire un travail inutile et ridicule. Cette tâche ingrate le dégoûtait, lui paraissait odieuse. Si, au moins, on l’avait fait traduire! Mais non. La punition devait n’être pas intéressante.

      Ainsi l’avaient voulu, ainsi l’avaient ordonné les punisseurs dans leur haute sagesse pédagogique. La traîtrise de Sinon, le supplice infligé à Laocoon par les dieux grecs, le sac de Troie, le songe d’Enée, la mort de Cassandre aux beaux yeux implorant le ciel, Priam assassiné au pied de l’autel des Pénates, tout cela fut des mots, rien que des mots surmontés de traits ou de crochets. Seule une fin de vers évoqua dans l’esprit du séquestré la mémoire d’une époque meilleure. Per arnica silentia lunæ chantait Virgile. En reproduisant ces quatre mots sur le papier des arrêts, Gendrevin se revit plus jeune de deux ans, prenant le frais à côté de sa mère assise sur un banc, dans le jardin, derrière la vieille maison familiale. C’était un soir de juillet, presque à la veille des vacances. Une odeur de foin coupé venait jusqu’à eux apportée par des brises légères et tièdes. Des grillons bruissaient. L’on entendait un son lointain de piano et, dans un ciel améthyste, une lune d’argent avait des blancheurs de monde neigeux. Per amica silentia lunæ... per amica silentia lunæ, répétait l’enfant au souvenir de ces impressions déjà anciennes.

      Cette vision de l’existence antérieure causa de nouveau un grand chagrin au petit prisonnier. Il compara le passé calme au présent plein d’inquiétudes successives et renouvelées. Ses réflexions pessimistes lui revinrent plus férocement obstinées. Qu’avait-il-donc fait pour souffrir autant? Etait-il à tout jamais condamné au malheur qui le frappait depuis son admission au lycée? Des idées noires passaient comme de lourds nuages dans sa pauvre cervelle en ébullition.

      Le temps s’écoulait. Des heures, des quarts et des demies sonnèrent. Par instants Séguin venait vérifier le travail de son prisonnier. Il tenait surtout à la quantité et à la belle écriture. Il avait pour celle-ci une affection d’ancien sous-officier qui se souvient d’avoir moulé des états. Mais il restait incapable de juger la qualité. Aussi gronda-t-il Gendrevin qui avait laissé tomber sur des feuillets du pensum une tache d’encre boueuse. Mais il se jugeait trop incompétent pour essayer même de voir si l’enfant avait correctement scandé. Les reproches du gardien


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