Le Secret du chevalier de Médrane. Adolphe Granier de Cassagnac
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Adolphe Granier de Cassagnac
Le Secret du chevalier de Médrane
Publié par Good Press, 2021
EAN 4064066331849
Table des matières
I UNE SOIRÉE CHEZ LA COMTESSE MERLIN
IV DE L’A-PROPOS DANS UN COUP D’ÉPÉE
I
UNE SOIRÉE CHEZ LA COMTESSE MERLIN
L’hôtel de la comtesse Merlin, situé derrière le théâtre de la Porte Saint-Martin, rue de Bondy, s’ouvrit avec un éclat extraordinaire, vers la fin du mois de janvier1841, après être resté fermé pendant deux années, par respect pour la mémoire du brillant et illustre général, mari de la comtesse, mort en1839.
Aucun autre salon, dans Paris, ne pouvait être comparé à celui-là, à raison des personnalités diversement célèbres qui s’y donnaient rendez-vous, sous le sceptre d’une femme en qui se réunissait la triple aristocratie de la naissance, de la beauté et du talent.
Cette noble et riche nature, ornée des dons les plus variés et les plus rares, musicienne, écrivain, type grec adouci par la grâce française, offrait comme un modèle à l’étude des artistes;–à Giulia Grisi pour son chant, à Méry pour ses récits, à Louis Boulanger pour ses madones; imposant aux personnes présentes l’admiration, aux absentes le souvenir, à toutes le respect,
Le général comte Merlin, frère de Merlin de Thionville, avait depuis longtemps attiré et reçu chez lui toutes les illustrations auxquelles l’avait associé sa longue et glorieuse carrière. Attaché à la fortune du roi Joseph, à Naples comme en Espagne, il avait accompli les plus beaux faits d’armes à Talavera, à Ocagna, à Almonacid, aux lignes de Tormès et de Salamanque. Général de cavalerie de l’école des Lassalle, des Montbrun et des Pajol, il avait vu sa longue expérience honorablement consacrée, sous Louis XVIII par la croix de Saint-Louis, sous Louis-Philippe par le grand cordon de la Légion d’honneur.
Réunies et groupées, dans le même salon, les relations du comte Merlin et celles de la comtesse avaient donc formé, à la longue, par le rapprochement des célébrités les plus diverses, une société variée et charmante, et celle où, pour un savant, un poëte, un lettré, un artiste, un voyageur, l’admission était à la fois la plus recherchée et la plus facile.
J’y avais été introduit par madame Delphine de Girardin, peu après mon retour des Antilles et des Etats-Unis.
Madame de Girardin, amie de la comtesse Merlin, belle comme elle, quoique d’une autre beauté, l’une étant blonde et l’autre brune, avait aussi un salon, moins nombreux, mais où le rayonnement littéraire de la maîtresse de maison attirait à la fois les gloires assises et les naissantes renommées. Lamartine et Balzac y étaient, comme Alexandre Dumas, Théophile Gautier et Eugène Sue, les lares du foyer.
C’est là que je pus contempler de près les deux plus radieuses apparitions qui traversèrent le ciel parisien à cette époque: Henriette Carlisle, duchesse de Sutherland, grande maîtresse de la garde-robe de la reine Victoria, et Donna America Vespucci, descendante du rival heureux de Christophe Colomb. C’est là aussi que j’eus l’honneur envié d’apprécier et d’éprouver l’ascendant moral de cette femme célèbre, mystère impénétrable de séduction et d’insensibilité, à laquelle échut la chance de traverser, comme une hermine, l’orgie du Directoire, que tant d’autres traversèrent comme des bacchantes.
Je parle de madame Récamier. Je la vois encore, à soixante-quatre ans, entrant vêtue de blanc, comme une communiante, avec une large ceinture mauve, dont les bouts traînaient jusqu’à terre, et essayant sur moi ce prestige indéfinissable de parole et de courtoisie auquel avaient cédé, comme j’y cédai moi-même, Lucien Bonaparte, le prince Auguste de Prusse, Mathieu de Montmorency et Chateaubriand.
Lorsque je fus présenté à la comtesse Merlin, j’arrivais de la Havane, où j’avais eu l’honneur de voir ses parents ou ses amis les plus considérables, les O’Farril, les Aldama, les Penalver, les Alfonso, les Villaverde, les Joaquim Gomez. Ce fut ma meilleure carte d’introduction, car je renouvelais les souvenirs les plus chers de sa jeunesse.
Doña Maria de las Mercedès, fille de don Beltran de Santa-Crux, comte de Mopox et de San-Juan de Jaruco, grand d’Espagne, était née à la Havane, en1789. Elle avait donc alors cinquante-deux ans; mais elle avait conservé du type havanais ces formes sculpturales qui rappellent les anciennes femmes étrusques, et dont Giulia Grisi fit admirer à toute l’Europe la riche et splendide beauté.
De toutes les femmes américaines, les créoles de la Havane et de la Nouvelle-Orléans sont incomparablement les plus belles; elles allient à la grâce des Françaises de la Martinique et de la Guadeloupe la taille noble et majestueuse des Anglo-Saxonnes de New-York et d’Albany.
Les jeunes Havanaises, abritées de la chaleur accablante du jour dans leurs longues et sombres galeries, passent ce qu’on pourrait nommer les heures intimes de la journée presque aussi peu vêtues que les Romaines, qui, aux mêmes heures, ne le sont pas du tout.
Livré à lui-même, le corps se développe en liberté, la taille se dégage, la poitrine s’enrichit; le pied, qu’aucune fatigue ne déforme, prend le galbe et la mesure du petit soulier de satin blanc; et jusqu’à vingt-cinq ans, toutes ces élégances conservent leurs proportions et leurs harmonies.
C’est cet ensemble de lignes pures, de contours gracieux, de développements opulents et corrects, que Doña Maria de las Mercedès avait emprisonné, à vingt ans, dans le moule aux mille précautions de la toilette française, où il avait maintenu intacte sa noblesse native.
Cette exquise beauté, jointe à la plus grande courtoisie, n’avait pas peu contribué à la vogue du salon de la comtesse Merlin; car beaucoup, qui étaient venus pour sa société, étaient restés pour sa personne.
Les groupes divers que je vis se former, le25janvier1841, résumaient fidèlement les influences diverses exercées par la comtesse.
Au milieu de tous se distinguait