Le Secret du chevalier de Médrane. Adolphe Granier de Cassagnac
dont m’avait parlé Philippe de Grandfay, et que devait juger le chevalier de Médrane.
Il y avait alors, comme hélas! on n’en voit que trop aujourd’hui, dans les régions les plus élevées du monde parisien, d’éclatants scandales domestiques.
Trois femmes étaient en ce moment les étoiles de première grandeur du monde galant. L’une était la femme d’un pair de France; l’autre tenait les salons d’une grande préfecture près de Paris; la troisième était une princesse italienne. La langue française, qui a les moyens d’exprimer en termes propres les choses qui ne le sont pas, les nommait des lionnes; la langue latine, qui n’avait de respect pour rien, les eût appelées des louves.
Les regards indiscrets les cherchèrent dans les salons et les cherchèrent en vain; mais comme il fallait une victime à la malignité, on en voua vingt par avance, en masse et au hasard, à ce minotaure de la médisance, dont le chevalier de Médrane devait prononcer l’oracle sanglant.
Les personnes instruites des usages du Jockey-Club d’alors faisaient observer que les paris qui y étaient engagés ne sortaient jamais du huis-clos du cercle. C’était donc par une dérogation expresse, jusqu’alors sans exemple, que celui dont il était question était porté dans un salon du grand monde, et réservé pour le cercle étroit des familiers qui restent jusqu’à la fin. Telle était la condition dans laquelle il avait été proposé et tenu; et l’on concluait de ces circonstances inusitées qu’une personne habituée du salon de la comtesse Merlin devait s’y trouver intéressée.
Sollicitée respectueusement de donner son consentement à l’exécution des engagements pris, la comtesse s’y était prêtée avec la plus complète bonne grâce, sachant et disant que l’esprit d’un homme ou l’honneur d’une femme n’avaient jamais eu qu’à gagner dans son salon.
Le souper qui suivit, et qui mêla toutes les parties de la société en les recomposant par groupes d’amitiés ou de relations, acheva de porter à l’état de légende la prétendue sortie faite par Rachel contre des grandes dames inconnues; ce n’était plus un secret, un soupçon, une hypothèse; le goût du drame et de l’aventure en avait fait une réalité.
Quelques femmes respectables par l’âge et la situation, qui avaient été fort belles, et qui étaient encore fort spirituelles, retrouvaient dans cet incident inattendu une arrière-saison de la société du Directoire et du Consulat, qu’elles avaient ornée, et où l’on n’arrivait à être la plus célèbre qu’à la condition d’y être la plus compromise.
Loin de le plaindre, elles louaient donc le sort de ces femmes soupçonnées, mais encore inconnues, et auxquelles allait peut-être échoir le sceptre qu’elles avaient elles-mêmes jadis porté avec éclat.
Madame Hamelin, qui avait été des fêtes de Barras, et avait assisté aux triomphes de madame Tallien, cherchait à m’arracher ce secret chimérique, auquel elle me supposait initié; et ne doutant pas un instant que quelque femme de la société ne fût intéressée dans le pari à juger, elle attendait impatiemment, comme beaucoup d’autres, la proclamation ou la désignation suffisamment claire des noms qui allaient désormais être ajoutés à la liste des poursuivants heureux et des maris ridicules.
La belle contessine Laura et l’amirale du Guénic, encore étrangères à la chronique galante du grand monde parisien, n’avaient qu’imparfaitement saisi les bruits qui circulaient autour d’elles. Plus particulièrement répandues dans le monde créole, alors fort brillant, et dans lequel les luttes féminines, inévitables partout où se réunissent des hommes et des femmes, étaient tempérées par l’intimité, elles étaient choquées par les froides audaces étalées dans les sociétés de Paris, où le désordre pouvait se produire, non-seulement sans blâme, mais encore sans cette réserve, qui est son voile, sinon son excuse.
Leur première pensée, lorsque je leur eus expliqué les causes de l’animation et de l’attente générales, fut de se retirer, avant l’exhibition de ce pari dont l’enjeu pourrait être, leur disait-on, l’honneur d’une femme.
Mais déjà on s’observait mutuellement, comme pour découvrir dans le trouble des visages les préoccupations des âmes; et toute jeune et belle femme semblait hésiter à sortir, par la crainte de paraître se dérober à une épreuve redoutable.
–Restons! dit l’amirale à la contessine, son amie; et elles s’asseyaient de nouveau, lorsque des chut! aussitôt répétés, firent cesser toutes les conversations.
On se retourna de toutes parts vers le point d’où ils partaient, et l’on aperçut, debout derrière une table de jeu, placée à l’extrémité du salon, le petit vieillard sec, froid, aux fines manières, que Philippe de Grandfay savait appelé le chevalier de Médrane.
[Une émotion étrange enfiévrait alors cette assemblée, que ce petit vieillard dominait et semblait fasciner par son silence et son regard immobile.
Qui était-il? Beaucoup l’ignoraient; mais l’ascendant dont il se sentait investi par une considération générale lui donnait comme une attitude justicière, et soumettait par avance les assistants à l’arrêt que retenaient encore ses lèvres muettes.
Qu’allait-il dire? Nul ne le savait non plus au juste; méanmoins on sentait qu’il allait donner un corps aux Tumeurs vaguement répandues, et qu’il sortirait de son werdict une réhabilitation ou une chute.
Le vaste cercle s’était tassé et resserré. Tous les spectateurs jouaient le calme, quelques-uns l’indifférence, les femmes surtout; mais beaucoup, parmi elles, avaient le bas du visage dans leur main, voilant ainsi le théâtre où viennent se trahir involontairement les secrètes émotions de l’âme satisfaite ou déçue.
Tout à coup, le chevalier de Médrane fit un léger signe de la main et le silence redoubla.
–Messieurs et mesdames, dit-il, je suis arbitre d’un pari, proposé et accepté au Jockey-Club, avec la condition insolite, mais expresse, qu’il serait jugé dans ce salon, sous la réserve d’une permission que j’ai sollicitée et obtenue.
Voici les termes de ce pari, tels qu’ils sont textuellement consignés dans le registre spécial du Cercle:
«PARIÉ DEUX CENTS LOUIS
qu’avant le25janvier1841il sera produit CINQ LETTRES, établissant QU’ELLE EST ENGAGÉE à un autre que son mari.
«Les cinq lettres seront remises, le24janvier, à M. le chevalier de Médrane, juge du pari, et le résultat sera déclaré dans le salon de madame la comtesse Merlin, si elle daigne le permettre.
«Paris, 1er juin1840.»
Telle est, messieurs, la proposition du pari. Un peu plus bas, et d’une autre main, est écrite l’acceptation suivante:
«TENU LE PARI
DANS TOUTES SES CONDITIONS.
«Paris, 10juin1840.»
Un mouvement de curiosité, difficilement étouffé, suivit ces paroles. Ainsi, la malignité l’emportait. Une victime allait être immolée, qui se trouvait probablement dans le salon. Laquelle? tous les esprits cherchaient. Celles que leur âge rendait susceptibles d’être soupçonnées se dominaient avec énergie; et tous épelaient le nom inconnu et attendu sur le visage de celles que leur beauté semblait désigner pour le sacrifice.
Le chevalier de Médrane reprit: –Ni la proposition ni l’acceptation du pari ne portent de signature. Le voile le plus impénétrable dérobe donc les deux joueurs aux yeux du public, et cache aussi chacun d’eux aux regards de l’autre. Le perdant, quel qu’il soit, versera l’enjeu par un intermédiaire; et le gagnant, quel qu’il soit, le retirera de même. Nul ne les connaîtra donc jamais, pas même moi, qu’ils ont choisi pour leur juge.
Il n’y a qu’un coin du voile que j’ai, seul, le droit de lever; c’est l’examen et la vérification des preuves produites. Je les