Le Secret du chevalier de Médrane. Adolphe Granier de Cassagnac

Le Secret du chevalier de Médrane - Adolphe Granier de Cassagnac


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      A ce moment, des chut! répétés coururent les salons et arrêtèrent notre conversation; les doigts agiles de la comtesse Merlin attaquaient capricieusement les touches de son piano, et, au milieu d’un silence profond, Giulia Grisi abordait, de sa voix la plus émue et la plus pure, l’admirable cantabile de la Norma, casta diva, le triomphe de Bellini et le sien.

      Pendant qu’elle chantait les quatre premiers vers:

      Casta diva, que inargenti

      Queste sacre antiche piante,

      A noi volgi il bel sembiante

      Senza nube è senza vel,

      toute l’assemblée resta muette sous le charme irrésistible de cet organe, aussi suave qu’énergique, aussi correct que puissant, et dont l’empire était secondé et centuplé par la magistrale beauté de l’artiste.

      Mais lorsque sa voix, plus concentrée et plus douce encore, attaqua les quatre derniers:

      Tempra tu de’ cori ardenti

      Tempra tu lo zelo audace;

      Spargi in elli quella pace

      Che brillar fai tu nel ciel,

      des acclamations unanimes et ardentes saluèrent l’artiste, vers laquelle s’abattait une avalanche de bouquets.

      Il y a des femmes qui sont belles comme les anges et d’autres qui sont belles comme les démons. Giulia Grisi était belle comme la beauté elle-même.

      Lorsqu’elle parut sur le Théâtre Italien à Paris, en octobre1832, on crut voir dans cette tête, dans ces épaules, dans ces bras, qu’on eût dits en marbre de Paros animé, l’idéal du beau, tel que l’avait rêvé et réalisé dans la Vénus de Médicis le génie de Praxitèle.

      Donc, après que les dernières notes du cantabile, dit à demi-voix, avec .cette émotion contenue qui pénétrait et fondait les âmes, eurent permis de respirer, les regards se tournèrent vers Rachel, qui devait succéder à Giulia Grisi.

      Elle était assise en face de moi, à côté de madame Delphine de Girardin. Je la vis émue, fière, l’œil en feu, la narine soulevée, comme provoquée dans sa gloire par le triomphe de la cantatrice, et respirant par avance son propre triomphe, dont elle ne doutait pas.

      Rachel était incomparablement moins belle que Grisi, comme femme; mais elle avait, comme artiste, un masque, une taille, un geste, une voix, qui formaient un ensemble d’une majesté sans égale. Ce qui la mettait tout de suite hors de pair, c’était la dignité.

      Cette enfant des rues, qui avait chanté, pour deux sous, entre quatre chandelles, était arrivée à une distinction de duchesse. Elle était simplement et naturellement grande dame. Elle possédait, dans son organe, les notes de la raillerie, du dédain, du mépris, de la haine, de la menace. Si elle avait eu encore la note de la tendresse, comme madame Ristori, et la note de la mélancolie, comme miss Smithson, jamais femme n’eût approché de son prestige et de sa grandeur au théâtre.

      Dès ses débuts à la Comédie-Française, Rachel s’était cru des motifs de me détester, et elle l’avait fait cordialement. Plus tard, revenue à des sentiments plus équitables, elle m’avait offert, et fait accepter en compensation, la plus cordiale amitié. Le soir dont je parle, la paix était faite, et un sourire échangé lui fit connaître qu’elle pouvait compter sur moi, comme tous comptaient sur elle.

      Elle avait choisi une scène du troisième acte de Phèdre, et sa sœur Rebecca, morte jeune et déjà d’un beau talent, lui donnait, comme on dit au théâtre, la réplique, dans le rôle d’OEnone.

      C’était le moment où Phèdre, égarée par sa passion incestueuse, et croyant Thésée, son mari, mort, vient de faire à son beau-fils, Hippolyte, l’aveu de son amour; tout à coup, OEnone, sa confidente, survient épouvantée, et lui apprend que le roi, son mari, non-seulement n’est pas mort, mais qu’il est déjà dans Athènes, et que les acclamations du peuple annoncent son arrivée au palais.

      A cette nouvelle foudroyante, le visage de Phèdre se transfigure; le plus sombre désespoir remplace le feu que l’amour avait allumé dans ses regards, et elle accueille la chute de ses coupables espérances avec une résignation sinistre:

      Mon époux est vivant, Œnone; c’est assez;

      J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage;

      Il vit; je ne veux pas en savoir davantage!

      Mais peu à peu, à travers sa résignation ou son désespoir, on voit paraître sur le visage de Phèdre égarée un sentiment nouveau et plus. poignant encore; c’est la honte d’être méprisée par cet amant de ses rêves, que la fatalité lui arrache avant de l’avoir possédé, et dont les refus l’accablent moins que le sacrifice inutile de sa propre dignité:

      Juste ciel! qu’ai-je fait aujourd’hui?

      Mon époux va paraître et son fils avec lui.

      Je verrai le témoin de ma flamme adultère

      Observer de quel front j’ose aborder son père!

      Le mépris de celui qu’elle aime, voilà ce qui pèse sur son âme, encore plus que la froideur de ses dédains. Plus grand encore que le malheur de n’être pas aimée, lui apparaît celui de voir l’énergie de sa passion méconnue; et il lui semble que l’énormité de sa honte s’affaiblira par la sincérité de son aveu. On suit sur ses traits les angoisses de son âme. On voit qu’elle cherche un appui dans sa faute même, et qu’il lui en coûte moins d’être coupable que d’être dissimulée.

      Résolue aux aveux, s’il le faut, et appuyant sur le bras d’OEnone une main crispée, tandis que l’autre, tendue en avant, le doigt indicateur déployé, semble désigner dans le vide quelque personnage invisible, elle s’écrie l’œil plein d’éclairs, et avec une parole que la passion déchire:

      Il se tairait en vain, je sais mes perfidies,

      OEnone, et ne suis pas de ces femmes hardies,

      Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,

      Ont-su se faire un front qui ne rougit jamais!

      Cette scène, que Scribe et M. Legouvé introduisirent plus tard dans Adrienne Lecouvreur, passionna et bouleversa l’assemblée.

      Les uns n’avaient admiré et applaudi que l’attitude de Rachel, les transfigurations successives de sa physionomie, la flamme de ses regards, l’énergie de son geste, le ton accusateur de sa parole contre celles dont le front ne rougit jamais; mais beaucoup de femmes, l’esprit traversé par un soupçon diabolique, et cherchant un but au geste accusateur de Rachel, parurent croire qu’il y avait là, dans quelque coin du salon, abritées par leur éventail, protégées parleurs diamants, des grandes dames connues d’elle, peut-être des rivales, auxquelles elle venait d’imprimer en public le fer chaud de sa jalousie et le sa vengeance, comme plus tard Adrienne Lecouvreur se fit dans le salon de la duchesse qui lui disputait le cœur de Maurice de Saxe; et plusieurs d’entre elles, à demi soulevées sur leurs chaises par une curiosité malsaine, sondèrent des yeux le coin mystérieux qu’avaient semblé indiquer son doigt et son regard.

      Cette interprétation de la scène de Phèdre en centupla effet, et l’admiration pour Rachel alla un instant jusqu’au délire.

      La moitié de la salle savait vaguement qu’un pari, engagé au Jockey-Club, et qui avait, disait-on tout bas, une femme pour objet, devait être jugé après le souper; et de ce fait, ou de ce soupçon, les esprits prévenus conclurent que Rachel, intéressée peut-être au pari, avait trobablement voulu désigner par avance la victime. l’amirale Du Guénic et la contessine partageaient ce soupçon, et madame de Girardin ne s’en défendait pas d’une manière absolue.

      Cependant, cette idée, examinée mûrement, était et elle-même souverainement


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