Le Secret du chevalier de Médrane. Adolphe Granier de Cassagnac
générale redoubla, et tous les yeux se fixèrent sur le juge de la lice.
–Le pli, continua le chevalier de Médrane, est sous trois cachets. Ils sont intacts. Les armes en sont nettes et entières, d’azur au chevron d’or.
Au haut du pli se trouve le timbre de la poste française de Pondichéry; au-dessous, le timbre du sac aux lettres du trois-màts le Gustave; plus bas encore, celui de la poste de Nantes; et enfin au revers, le timbre de la poste de Paris. Ainsi, l’envoi est régulier, authentique et intact; car, entre l’expéditeur qui a frappé le paquet de ses armes, et moi, qui vais l’ouvrir devant vous, il n’y a eu d’intermédiaires que les agents de la direction des postes françaises.
L’animation allait croissant, et elle fut au comble lorsque le chevalier de Médrane, ayant ouvert le pli cacheté, en retira un petit paquet de lettres, pliées en quatre, de ce papier et de ce format servant d’ordinaire aux correspondances féminines.
L’émotion éclata, et, parmi les paroles péniblement étouffées, on entendit de deux ou trois côtés: Pauvre femme!
Il restait à vérifier le contenu des cinq lettres pliées. Le chevalier de Médrane les ouvrit lentement l’une après l’autre, en les replaçant en ordre devant lui: après les avoir toutes examinées, il les prit ensemble dans sa main, tendue vers l’assemblée.
La main du vieillard ne trembla pas, mais un imperceptible ricanement plissa le coin de ses lèvres, au moment où, d’une voix nette et ferme, il prononça le verdict suivant:
–Les cinq lettres produites ne sont que cinq feuilles de papier blanc; rien, absolument rien n’y est écrit.
En conséquence, je déclare que la preuve annoncée n’est pas faite et que le pari est perdu.
Une exclamation générale remplit le salon, et des bravos éclatèrent, car la pitié avait fini par vaincre la médisance.
Pendant que le chevalier de Médrane brûlait tous les petits papiers à la flamme d’une bougie, les sentiments les plus divers éclataient bruyamment; mais quelles que fussent les opinions, il y avait au fond de toutes une vérité manifeste:
Un homme avait médité de frapper l’honneur d’une femme, et le coup venait d’être habilement détourné.
Par qui? Par quels moyens? Dans quel but? Quelle était cette femme placée entre une haine si brutale et un dévouement si délicat?
Là commençaient les hypothèses; là se trouvait le nœud du roman qui venait de se révéler.
Les salons se vidèrent peu à peu, sans que rien pût calmer les imaginations surexcitées.
Quant à moi, aussi ému que tous les autres, j’offris mon bras à la contessine Laura, et je reconduisis les deux amies jusqu’à leur voiture.
II
OLIVA LA MESTIV
Lorsqu’on a longtemps habité Paris et vécu de sa vie, il est bien difficile de n’en pas subir un peu les goûts, et de se défendre entièrement de ses habitudes.
Le caractère général du Parisien est d’être curieux, avide d’anecdotes, friand de tous les incidents qui amusent ou seulement qui distraient. Ne pas s’ennuyer est, à Paris, une manière d’être heureux; et beaucoup de personnes, même parmi celles qui ont de l’esprit et du monde, estiment que leur journée n’a pas été perdue lorsqu’elles peuvent détailler, le soir, la liste des femmes compromises ou enlevées, les coups d’épée donnés ou reçus à cette occasion, les diamants ou les mobiliers achetés, depuis la veille, à d’intéressantes demoiselles, par des hommes mûrs ou de jeunes étourdis en rupture de tutelle.
J’étais donc sorti de chez la comtesse Merlin avec ma petite fièvre d’émotion et de curiosité, tout comme les autres. Les cinq petits papiers, arrivés immaculés de Pondichéry, sous tant de cachets, révélaient sans conteste un roman intime en pleine péripétie et dans lequel, au moment où la destinée d’une femme imprudente allait s’accomplir, une influence nouvelle et protectrice, intervenue à propos, adroitement et avec succès, venait de remettre tout en question.
Il était naturel de croire que la lutte des deux génies allait recommencer; et en admettant, concession énorme, que l’un de ces deux génies pût être considéré comme bon, il devenait intéressant de rechercher comment le mauvais allait prendre sa revanche.
Pénétrer ce mystère n’était pas chose facile. J’y rêvais malgré moi en me retirant, et je dois à la vérité de confesser que, le lendemain matin, au lieu de me mettre à travailler, j’y rêvais encore.
Aller voir mes amis de Grandfay et de Moraines, qui étaient du Jockey-Club, et qui pouvaient en savoir plus long que d’autres sur le pari, fut la première idée qui se présenta. Néanmoins, je ne tardai pas à me dire que vouloir pénétrer par ruse ou de force dans la vie d’une pauvre femme, que je connaissais peut-être, et qui pouvait avoir été injustement soupçonnée, constituait une action qui, pour être sans peur, n’était absolument pas sans reproche. Mais, je l’ai déjà dit: j’étais devenu un peu Parisien; à Rome, j’aurais jadis trouvé, comme les autres, du plaisir à voir couler le sang: à Paris, j’accueillais assez volontiers l’idée de voir couler des larmes.
Je me décidai, et j’allai chez Philippe de Grandfay. Créole et gourmet, de Grandfay recevait d’un ami de la Vera-Cruz ce fameux cacao du district de Soconusco, réservé pour le chocolat des anciens empereurs du Mexique. Une tasse de soconusco me parut donc un prétexte suffisamment habile pour masquer mon indiscrétion; et, moitié satisfait de ma ruse, moitié mécontent de moi-même, je me dirigeai vers la rue Caumartin, où il demeurait.
Lorsque j’eus sonné, et que la porte s’ouvrit, deux exclamations de surprise se croisèrent simultanément sur le seuil.
–Monsieur le délégué!
–Oliva!
M. le délégué, c’était moi.
Oliva, c’était une belle fille de couleur de la Martinique, que j’avais connue à Fort-Royal, lorsque je fus nommé délégué des colonies.
–Ma belle enfant, lui dis-je, M. de Grandfay est certainement chez lui, à ce que je suppose du moins.
–Non; monsieur, répondit-elle, il chasse à Saint-Germain, et il ne rentrera que ce soir.
Je restai un peu désappointé, après ce court dialogue, et j’attirais déjà vers moi la porte, dont j’avais machinalement pris le bouton, lorsque je jetai à la jeune fille, en manière d’adieu familier et courtois, ces mots réunis au hasard:
–Ma chère Oliva, dites à M. de Grandfay tout mon regret de ne l’avoir pas rencontré. Je reviendrai demain. Ce me sera d’ailleurs une occasion et un plaisir de vous revoir, car je m’étonne qu’étant venu souvent ici, depuis un an, je ne vous aie jamais aperçue.
–C’est tout naturel, monsieur, j’étais dans l’Inde, et j’arrive de Pondichéry.
–Vous venez de Pondichéry! m’écriai-je avec une surprise mal contenue.
–Oui, monsieur; le Gustave, qui m’y avait apportée, m’a ramenée à Nantes, et je ne suis ici que depuis deux jours.
Ces mots: «j’arrive de Pondichéry» m’avaient frappé en pleine poitrine, comme la décharge d’une pile électrique. Je me sentais les deux pieds sur le nœud de mon drame, et je me cramponnai énergiquement au bouton de la porte, cherchant une phrase qui pût servir d’ouverture à une invitation à rester.
Faute de choix et de mieux, je m’arrêtai à la suivante: