Le Secret du chevalier de Médrane. Adolphe Granier de Cassagnac
entrez donc, monsieur le délégué, me dit gracieusement Oliva, et causons un peu, si vous le voulez bien, des bonnes heures que nous avons passées et des bons gâteaux que nous avons mangés à Fort-Royal, chez votre ami M. de Montéran.
Je ne me le fis pas dire deux fois. Je cherchai du regard dans le salon le fauteuil le plus large et le plus solide, et j’y jetai l’ancre, comme sur une rade hospitalière, bien résolu à ne pas déraper au premier coup de vent.
Oliva était gaie et comme animée par les souvenirs que ma présence réveillait dans son esprit et dans son cœur; et je ne me croyais pas assez maladroit pour ne pas l’amener à me donner d’elle-même des éclaircissements sur le mystère qui obsédait ma pensée. Elle m’en donna en effet, qui me mirent sur la voie du secret voilé par le pari de la veille; mais, avant de les révéler, il me paraît convenable et nécessaire de présenter à mes lecteurs la belle mestive.
Oliva était en effet une mestive, c’est-à-dire la fille d’un blanc et d’une mulâtresse; lorsque je la connus, elle avait dix-sept ans, et sa naissance se perdait dans la nuit des hypothèses. Sa beauté, déjà merveilleuse, était acceptée comme telle par toutes les filles de couleur de Saint-Pierre et de Fort-Royal, qui sont pourtant pour la plupart des types exquis d’élégance et de bonne grâce.
J’avais reçu l’hospitalité à Fort-Royal, chez un homme aimable, épicurien spirituel, fonctionnaire estimé, M. de Montéran. Déjà sur la courbe descendante de l’âge, guéri des enthousiasmes réels ou factices, et garçon désillusionné et fatigué, il regardait passer les joies et les tristesses du monde, sans en être ranimé ou assombri. C’était un volcan assoupi, non éteint, et n’ayant conservé des anciennes éruptions que les formes capricieuses et bizarres qu’elles impriment au cratère. Ainsi, il ne vivait comme personne, mais personne ne s’étonnait ou ne le blàmait de sa vie.
Tous les jours, après midi, les douze ou quinze plus belles filles de couleur de Fort-Royal arrivaient deux à deux, et en corps, dans son salon, rappelant, sauf la composition et le but, ces théories de vierges athéniennes qui allaient, tous les ans, à Délos, pour y consulter l’oracle. Chez M. de Montéran, la théorie bigarrée venait manger des gâteaux, boire du punch, et dépenser une heure ou deux en rieuses causeries. C’est dans ces fantasques et poétiques agapes que je vis et que je remarquai Oliva.
Elle portait le costume traditionnel des filles de couleur des colonies françaises, la jupe à grands dessins et à queue traînante, le corsage en batiste sans manches et la coiffure en madras.
Le madras d’Oliva affectait la forme pyramidale des mitres persanes, adoptée à la Martinique, et qui la distingue de la forme plus horizontale, préférée à la Guadeloupe, et du turban indien, porté à Bourbon.
Sa jupe, dont les grands et capricieux dessins imitaient les lampas de nos aïeules, traînait à deux mètres par delà ses talons, lorsque ses larges plis n’étaient pas retenus et relevés en festons sur son bras gauche.
Le corsage des filles de couleur résume toutes les coquettes séductions de la toilette créole, avec ses larges boutons niellés aux épaules, et ses broches finement ciselées, réunissant et fixant les plis de la guipure transparente, complice des regards indiscrets.
Celui d’Oliva, en fine batiste découpée et brodée à jour, et fixé sur le devant par une agrafe d’or, luttait avec une énergie désespérée contre les révoltes obstinées et chaque jour croissantes de sa poitrine virginale.
Grande, mince, flexible dans ses mouvements, avec des mains de fée et des pieds furtifs, chaussés de brodequins verts à gaufrures d’argent, elle laissait échapper un regard à la fois puissant et doux, de ses yeux voilés de longs cils, et son visage avait cette teinte mate de l’argent dépoli, signe ordinaire des volontés énergiques.
En sortant de chez M. de Montéran, les folles visiteuses emportaient ce qui restait de gâteaux, pour leurs petits convives de la Savane.
La Savane est la grande place de Fort-Royal, ayant à peu près la moitié de l’étendue du jardin des Tuileries, et aboutissant à la mer.
Elle est plantée de sabliers et de tamarins, aux branches étalées, dont les longues siliques pendantes rendent, la nuit, un son triste et doux, lorsqu’elles s’entre-choquent au souffle de la brise du large.
Autour de la tige de quelques-uns s’enroulent des lianes et des vanilles presque toujours fleuries, et dont les corolles ouvertes attirent les colibris et les froufrous, qui les fouillent, sans se poser, de leurs becs aussi fins que des aiguilles.
Sous l’ombrage errent quelques hoccos mélancoliques, l’oiseau le plus gros et le plus beau de la Guyane, et qui semblent regretter les grands bois du Sinnamari ou de l’Oyapock.
Les hôtes les plus bruyants des tamarins de la Savane, c’étaient des perroquets et des kakatoès, qu’y avaient lâchés des capitaines de navires. Les jeunes filles de couleur les avaient habitués aux débris de leurs agapes, et ils les attendaient régulièrement à leur sortie. Un vieux kakatoès, qui paraissait le chef de la bande, montait la garde et donnait le signal. Sur un cri perçant qu’il poussait, un nuage tournoyant de plumes blanches, bleues, noires, jaunes, roses, s’abattait de toutes parts sur les jeunes filles rieuses, qui défendaient avec peine leurs madras contre les coups d’aile, en distribuant leurs gâteaux, dont les hoccos cueillaient les miettes.
A leur tête marchait Oliva, un perroquet de l’Amazone sur chaque épaule, tous deux gazouillant à son oreille les mots de tendresse qu’elle leur avait appris, et accompagnée de deux hoccos favoris, qui picotaient les sucres de coco et les pains doux suspendus à ses mains effilées.
Telle était Oliva, lorsque je la connus à Fort-Royal; mais il convient d’ajouter à ce qui précède les événements qui l’avaient préparée à un rôle important dans le drame de la veille.
C’était l’usage des planteurs, à l’époque où se passaient les faits, objet de ce récit, d’attacher deux ou trois jeunes esclaves à la personne de leurs enfants, dès l’âge de deux ou trois années, avec la mission de jouer avec eux, quand ils étaient petits, et de les servir, quand ils étaient grands.
Cette intimité dans l’enfance créait les dévouements inaltérables de l’âge mur; et les jeunes maîtres atteignaient rarement leur majorité sans affranchir ces serviteurs, qui restaient volontairement attachés à la famille.’
Mademoiselle de Saint-Vincent, jusqu’au moment où elle épousa l’amiral comte du Guénic, avait ainsi trois ou quatre servantes, qui formaient son escadron volant, entretenu avec coquetterie, et qui, gardes de nuit et de jour, après l’avoir invariablement suivie dans ses courses, dormaient sur des nattes, par terre, au pied et autour de son lit.
Oliva était l’une de ces fidèles compagnes, la plus intelligente et la favorite. Elle avait appris à écrire, chose rare alors parmi les filles de couleur, pour être en correspondance avec sa jeune maîtresse, pendant les trois années qu’elle passa au Sacré-Cœur de Paris; et, au retour de mademoiselle de Saint-Vincent, l’union de ces jeunes esprits et de ces jeunes cœurs devint plus intime que jamais.
Pourquoi Oliva ne suivit-elle pas sa maîtresse à Paris, lorsque le comte du Guénic, ayant atteint le terme de son commandement, fut appelé au conseil d’amirauté? On avait vu la jeune comtesse fort attristée de cette séparation, et l’on savait qu’Oliva avait pleuré beaucoup et longtemps, mais les explications qui circulaient à ce sujet ne s’accordaient pas.
Les uns disaient que l’amiral, très-épris de sa jeune femme, comme tous les vieillards, n’avait voulu auprès d’elle d’autre surveillant que lui-même. D’autres prétendaient, et cette version était la plus accréditée, que la mère d’Oliva, mamzelle Chouchoute, tenant un petit magasin de mercerie et d’objets de toilette féminine, enivrée de l’admiration que suscitait déjà la beauté de sa fille, avait le projet, encore inavoué, de faire de cet éclat naissant le pavillon sous lequel elle abriterait