Le Secret du chevalier de Médrane. Adolphe Granier de Cassagnac
faire appel à l’expérience d’un lettré. J’ai lu de vous, dans la Revue de Paris et dans la Presse, des études sur le style en général et sur certains styles en particulier, qui m’ont frappé et intéressé.
Vous avez dit du style en général qu’il variait, non-seulement de siècle à siècle, mais encore d’écrivain à écrivain, dans le même siècle; vous avez été encore beaucoup plus loin, vous avez soutenu qu’il y avait un style des nobles et un style des bourgeois; et vous avez ajouté qu’un critique exercé était en état de discerner, à la simple lecture, une page écrite par un gentilhomme, d’une page écrite par un roturier.
Me permettez-vous de vous demander d’abord, monsieur, si j’analyse exactement votre doctrine au sujet du style et des styles?
–Parfaitement, monsieur le chevalier.
–Monsieur, reprit-il, j’admets, sans difficulté, votre doctrine sur la variation du style de siècle à siècle. Cette variation se retrouve dans l’architecture et dans les vêtements; et il est aisé de comprendre que la maison, l’habit et la phrase, qui sont comme trois enveloppes concentriques et superposées de la personnalité et de la fantaisie humaines, se modifient en même temps.
Mais j’ai de la peine à admettre que l’esprit d’un noble et celui d’un bourgeois, que nous supposons lettrés l’un et l’autre, aient des moules différents dans lesquels ils jettent leurs idées; et je me demande si, ayant étudié les mêmes modèles, dans les mêmes écoles, sous les mêmes maîtres, il est logique de supposer qu’ils écriront néanmoins d’une manière différente.
Soit dit sans vous blesser, vous le pensez bien, monsieur, voudriez-vous bien m’expliquer si ces doctrines sont le résultat d’une conviction réfléchie, ou de simples jeux de votre esprit?
–Monsieur le chevalier, il y a, vous le savez, des personnes qui, sur la vue d’une estampe ou d’un tableau, reconnaissent sans hésiter le burin du graveur ou la brosse du peintre. Je n’ai pas étudié assez longtemps et d’assez près les toiles ou les estampes, pour distinguer les uns des autres les styles gravés ou les styles peints; mais j’étudie depuis bien des années les styles écrits; et j’ai remarqué qu’ils sont toujours, et beaucoup plus que Buffon ne l’a supposé, l’expression la plus fidèle de la personnalité physique et morale de l’écrivain.
On n’écrit pas seulement comme on pense; on écrit encore comme on parle, comme on marche, comme on s’habille. L’homme correctement vêtu a un style net, et l’homme qui bredouille a une phrase confuse et une écriture illisible.
Les rapports entre la personnalité et le style vont même encore plus loin. Les styles ont leur sexe et leur tempérament. Il y a le style de l’homme et le style de la femme. Monsieur le chevalier sait bien, non-seulement qu’entre l’écriture masculine et l’écriture féminine toute confusion est impossible; mais, s’il veut bien ouvrir ses tiroirs et consulter ses souvenirs, il avouera qu’entre la lettre d’une blonde et la lettre d’une brune, il y a la différence de la couleur des cheveux et de l’énergie des caractères.
En hasardant cette dernière phrase, j’avais l’œil sur la figure du chevalier; car c’était comme une sonde que je venais de jeter dans l’inconnu de ses habitudes morales.
Un imperceptible sourire plissa à peine la commissure de ses lèvres, et je vis clairement, à l’immobilité de sa physionomie, d’abord que ses pèlerinages au pays de Tendre n’avaient dû être ni longs, ni fréquents; ensuite, qu’il serait inutile d’attendre de lui des confidences à ce sujet.
Ce vieillard à l’aspect calme, noble, résolu, se révélait à moi comme fait d’une pièce. Je ne démêlais dans son attitude, dans son regard, dans sa parole, ni oscillations, ni doutes. Tout en lui semblait ramené à une stricte unité; et, tel qu’il se présentait à moi, il n’avait dû avoir dans sa vie qu’un principe et qu’un but: une affection, à moins que ce ne fût une haine.
–Monsieur, reprit-il après un moment de silence, les explications que vous venez de me donner rendent vos doctrines plausibles; cependant, j’avouerai que, pour les rendre certaines à mes yeux, il faudrait peut-être la sanction de l’expérience. Me permettriez-vous de vous soumettre deux petits papiers manuscrits, et de vous demander votre appréciation sur leur date et sur leur contenu?
–Très-volontiers, monsieur le chevalier; et je tendis la main pour prendre les deux petits papiers qu’il m’annonçait.
Il y eut alors de la part du chevalier un nouveau silence, qui me parut être une hésitation et presque un regret. Cependant, il ouvrit lentement l’habit bleu à boutons de métal qu’il portait, et il retira de sa poche de côté un petit portefeuille en chagrin, à fermoirs d’or.
Après en avoir fait jouer le ressort, il y prit un pli soigneusement fermé, dans lequel se trouvait une nouvelle enveloppe en satin blanc. Le chevalier en releva les bords avec délicatesse, et mit à nu deux morceaux d’un papier fort, jauni, plié en quatre et usé aux jointures; il me les présenta, et je les dépliai avec le ménagement et le respect dus à des reliques, car je sentis bien que c’étaient des reliques pour ce croyant mystitique et passionné, dont le regard suivait avec inquiétude le trésor qu’il venait de mettre en mes mains.
Après un examen attentif, minutieux et prolongé, je levai les yeux sur le chevalier, dont le regard anxieux me dévorait.
–Monsieur le chevalier, lui dis-je, ces deux papiers, sans date, sans adresse, sans signature, et dans lesquels la pensée de l’auteur reste volontairement vague, sont, à n’en pouvoir douter un instant, deux lettres d’amour; elles ont été adressées, vers la fin du dernier siècle, par une très-grande dame, à un homme inférieur à elle par son rang et par sa situation.
La figure du chevalier s’épanouit, à ces mots, par l’effet d’un premier mouvement de surprise et de satisfaction intérieures; mais il le réprima bientôt, comme s’il avait craint de trahir un secret confié à son honneur.
–Monsieur, me dit-il, je crois que vous n’êtes pas très-loin de la vérité; mais auriez-vous la bonté de me faire connaître les motifs sur lesquels se fonde votre opinion?
–Monsieur le chevalier, les voici:
Pour l’écriture, il n’y a pas de difficulté. La main d’une femme y est clairement accusée.
Pour la date, c’est plus délicat, mais ce n’est pas moins certain. La forme des caractères, l’orthographe de quelques verbes, le choix de certaines expressions rappellent des usages de l’ancienne cour, dont les autographes de madame de Pompadour, de madame du Barry et de la reine Marie-Antoinette portent les traces nombreuses et reconnaissables.
Quant à la personne, auteur de ces deux lettres, son rang est révélé par la réserve affectée qu’elle met dans ses paroles. A un égal, la femme qui a écrit ces deux billets eût avoué son amour; à un inférieur, il suffisait de le laisser supposer. Venant d’une telle bouche et tombant d’une telle hauteur, les assurances qu’elle permet de deviner, plus qu’elle ne les donne, suffisaient à éblouir et à combler celui à qui elle les adressait. Je le répète, monsieur le chevalier, l’auteur des deux lettres était une très-grande dame.
En rendant au chevalier les deux billets repliés avec soin, j’aperçus dans les yeux du vieillard deux larmes furtives. Il ne les dissimula pas, me tendit la main en silence et pressa la mienne cordialement.
Après avoir remis son trésor dans le portefeuille de chagrin, il se leva pour prendre congé; et voyant qu’en accueillant de nouveau sa main tendue, je paraissais considérer attentivement une belle bague chevalière passée à l’annulaire, et dont le chaton offrait les caractères d’une pierre antique, il l’ôta de son doigt, et me la donna à considérer.
Elle était d’un ovale un peu allongé, enveloppée d’un cordonnet de perles fines, très-délicatement serties. Au centre, était dessiné, en creux, un pied de réglisse, avec cette devise circulaire: