Le domino rose. Alexis Bouvier
–Je ne te l’ai pas dit? répondit le jeune homme plus embarrassé J’ai été en soirée.
–Au bal?…
–Oui!
–La même nuit que l’autre.
–Quelle autre?
–La morte, en domino rose... elle allait aussi au bal cette nuit, la Dame aux violettes.
Henri se contenait à peine, un tremblement fiévreux agitait ses mains, et d’une voix saccadée il dit:
–Vas-tu, sans cesse, me parler de cette femme? Quelles idées sinistres te tourmentent?
Avec un rire sardonique, Caroline reprit:
–C’est que tout cela me semble si étrange. C’est singulier, n’est-ce pas; pendant que tu danses, elle meurt. et aussitôt après, j’arrive moi, je viens recueillir son héritage d’amour.
Henri ne parlait plus, il regardait la jeune ouvrière, sa main, dont les allures et le langage l’effrayaient; mais celle-ci comme agitée d’une fièvre maligne, un méchant sourire sur les lèvres, le feu dansles yeux, les pommettes des joues rougies. parlait, en coupant ses paroles d’un rire étrange.
–C’est triste tout cela, n’est-ce pas? eh bien! ça me fait rêver. Il y a des coïncidences si bizarres! La nuit où tu t’amuses, ta maîtresse, la grande dame, meurt; tu es au bal, elle est portée à la Morgue. Je suis désolée, désespérée. Je sens que tu m’oublies. Je pars à mon travail en me disant: Quand donc sera-t-il arraché des mains de cette femme?… J’entre là-bas. dans la maison basse. et je la vois, ma rivale. morte. dans l’inconduite, comme elle avait vécu. Sur la tombe des gens de génie, on grave les lauriers glorieux, le livre et la plume; au-dessus d’elle, un costume, un masque, un bouquet. sa vie enfin. Je viens ici et vois une singulière chose: je te trouve en costume de bal, et, là, après le bouton de ton habit, un morceau de dentelle en points d’Angleterre et des fils floche de soie rose arrachés à ta valseuse, cette nuit. Justement, la Dame aux violettes avait, elle aussi, des volants en points d’Angleterre après son domino rose... Est-ce drôle, hein! Ta danseuse de cette nuit, habillée comme ta maîtresse d’hier, la morte de ce matin.
–Tu deviens folle, balbutiait Henri qui se sentait défaillir.
–Donne-inoi à boire, Henri, dans ton verre, et, comme en Flanddre, bois d’abord. Oh! je sais bien qu’il n’est pas empoisonné. car je ne suis pas une ennemie, moi, tu m’aimes. Maison dit qu’en buvant dans le verre des gens on sait leurs pensées. je veux connaître.
Et deux fois la jeune fille but d’un seul trait le verre plein.
–Caroline, tu as quelque chose!… Caroline!…
–Moi!… Je t’aime et je suis heureuse d’être avec toi; mais je n’ai pas la tête à moi. Cette journée, cette femme morte que j’ai revue tout à l’heure, là, dans tes rideaux. Il me semble que je deviens folle.
Henri la prit dans ses bras; elle voulut lui échapper, puis s’abandonna, et, pleurant sur son épaule, elle gémit:
–Oh! que je suis malheure use!
–Qu’as-tu, Caro?
–Oh! que je-souffre!
Et la pauvre enfant, perdant connaissance, tomba dans les bras de son amant.
Henri l’étendit sur le lit, lui donnant les soins que réclamait son état. La crise ne dura que quelques minutes, mais en revenant à elle, comme elle était épuisée et inconsciente de ce qui s’était passé, sur le conseil de son amant, elle se mit au lit et ne tarda pas à s’endormir.
Le jeune homme pensa longuement à ce que lui avait dit sa maîtresse, se demandant si ses paroles n’avaient pas un sens mystérieux, et s’il fallait seulement attribuer ce dérangement moral aux divers incidents survenus dans lajournée. Le triste tableau du matin était bien fait pour troubler l’imagination d’une jeune fille, d’une personne plutôt se trouvant dans la position intéressante de Caroline; le semblant d’arrestation l’avait aussi vivement secouée, enfin, la scène de jalousie in extremis qui venait d’avoir lieu, tout cela expliquait ce qui s’était passé.
–Elle ne se doute de rien, se disait Henri, le sommeil réparera tout cela, demain elle n’y pensera plus, heureuse de me savoir tout entier à elle, elle oubliera.
A son tour il se coucha et ne tarda pas à s’endormir. Il n’en était pas de même de la jeune ouvrière; accablée d’abord par une lourde insomnie, elle s’éveilla, et sentant près d’elle, à son côté, Henri endormi, elle se recula vivement, puis se levant avec précaution pour ne pas l’éveiller, elle s’habilla à la hâte sans bruit, et saisit dans l’armoire le coffret qu’elle voulait prendre lorsque son amant l’avait surprise en entrant. Elle l’ouvrit et vit deux paquets d’une poudre blanche.
–C’est cela!….. fit-elle avec effroi. Le misérable! c’est lui qui a assassiné la Dame aux violettes! Il l’a empoisonnée pour la voler. et j’aime. j’ai aimé cet homme!
Elle plaça dans le coffret la lettre qui lui avait tout appris, et le cachant sous son manteau, sur la pointe du pied, sans bruit, elle sortit.
Quand elle fraappa à la vitre du concierge pour se faire ouvrir la porte, disant haut le nom de son amant, elle entendit le cerbère grommeler en tirant le cordon:
–Toutes les nuits à la même heure, avec des femmes! Ça finira, cette vie-là.
Un frisson glissa dans ses veines.
–C’est à pareille heure qu’il l’emmenait déjà mourante sans doute1
La neige tombait; sans souci du mauvais temps, du pavé glissant, Caroline pressa le pas, puis se mit à courir; arrivée sur le quai elle resta une grande minute penchée sur le parapet, regardant en tremblant l’endroit où la victime avait été trouvée le matin.
Voyant des agents qui se dirigeaient vers elle, elle reprit sa course et arriva bientôt chez sa mère; celle-ci, inquiète, l’attendait, la voyant mouillée, tremblant la fièvre, l’œil hagard et le teint pâle, elle s’empressa près d’elle, lui demandant ce qu’elle avait? Caroline cacha le coffret, et dit à sa mère d’un ton étrange:
–Mère, M. Henri est mort. Je suis veuve. et bientôt je serai mère.
En disant ces mots, elle tomba sans connaissance.
PREMIÈRE PARTIE
LES PETITES OUVRIÈRES
I
CE QU’ON VOYAIT AU MARCHÉ AUX FLEURS UN SOIR DE JUIN
Les lundis et les jeudis de chaque semaine, la place du Château-d’Eau, au quartier du Temple, est le jardin le plus fleuri de Paris; ce qui s’appelait autrefois le boulevard du Crime pourrait, ces jours. là, se nommer le boulevard des Fleurs.
Au milieu des plantes de toutes espèces, qui jettent dans l’air leurs senteurs embaumées, se promène tout un monde de fillettes rieuses, c’est le fourmillement perpétuel des petites ouvrières du quartier.
Le soir, après la journée honnêtement gagnée, elles se hâtent de quitter l’atelier à l’air vicié pour venir à la fraîche respirer à pleins poumons les parfums vivifiants des fleurs nouvelles; c’est un bourdonnement de voix confuses, de rires argentins; elles vont,