Le domino rose. Alexis Bouvier
plus charmants amoureux.
L’autre couple était bien différent; la grande Sidie pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans.
Grande et élancée, sa démarche se ressentait de sa longue taille; elle traînait ses pas, et avait constamment un balancement de hanches, mais cela se perdait un peu. dans ses airs penchés, veules, lascifs; la taille était bien prise, la gorge opulente, les mains étaient fines et sèches, mais les attaches étaient lourdes, plébéiennes.
Ses bruns cheveux seyaient bien à la pâleur mate de son teint; l’œil était vif, brûlant, plein d’un feu qu’allumait l’hystérie; le nez était petit; il avait cette forme gaie qu’on qualifie «de nez fripon», c’est-à-dire les narines roses, ouvertes, un peu en l’air et comme sur la piste du plaisir; la bouche était grande, mais les lèvres, lourdes et épaisses, étaient pleines d’appétit et de désirs. La grande Sidie n’était pas belle assurément, et cependant on sentait que la grande fille pouvait, lorsqu’elle le voulait, bouleverser le cerveau de celui qui la regardait. Quand son long corps se penchait sur vous, quand son cou gracieux comme celui du cygne s’avançait pour tendre le museau et offrir un sourire, les lèvres avaient des tremblements qui parlaient aux sens, et les regards avaient des éclats qui vous éblouissaient. Les baisers de la grande Sidie étaient comme les gros vins: il n’en fallait pas trop boire, ils grisaient.
C’était bien la femme qu’on est convenu d’appeler, dans les ateliers: une bonne fille. Ayant pour la morale le mépris qu’on a pour la chose qu’on ne connaît pas, elle portait effrontément ses vices, et il était rare qu’on la fréquentat sans s’être tachée après elle. Et cependant ce n’était pas pour faire le mal qu’elle perdait ses compagnes, c’est parce que la sagesse pour elle était un ridicule, le vice était le plaisir et le plaisir c’était sa vie!
Et qu’on le sache bien, elles sont nombreuses ces déclassées mal élevées dans les ateliers de Paris; vicieuses, non de nature, mais par l’insuffisance d’instruction, ne connaissant du péché que le pardon donné dans l’ombre du confessionnal, ayant à peine appris à lire chez les sœurs, juste ce qu’il en fallait pour savoir le catéchisme, et bien convaincues de ce qu’il enseigne, c’est-à-dire: que le pardon est , au bout de toutes fautes, pour celui qui se repent! il leur faut le malheur pour savoir que la loi, c’est-à-dire le code, est le véritable guide de la vie, et qu’il dit: le mal est puni.
Sidie était la femme faible prête à tout; bien dirigée, elle eût fait Je bien; abandonnée, elle faisait le mal; elle n’avait pas le sens moral! Et c’est entre les griffes de cette femme que cette pauvre petite Renée, sa camarade d’atelier était prête à tomber. Renée la trouvait gaie.
Le compagnon de Maurice n’avait pas plus de ressemblance avec lui que Sidie n’en avait avec Renée.
C’était un Parisien, un vrai, des ongles aux cheveux, il était même fier qu’on l’appelât le petit Parisien. Ayant appris la vie à l’école du malheur, et à lire à l’école des Frères, il ne savait de la vie que ce qui est faux, et ses études se bornaient à sa signature et à deux règles. Il avait combattu avec le besoin, et son intelligence native l’avait fait vaincre. Après avoir essayé de tous les métiers, sans scrupules, se moquant du qu’en dira-t-on, il était arrivé à se faire ce qu’on nomme une situation. Représentant d’une maison de commerce, intéressé dans la maison, il était content de faire sonner, en parlant, ce qu’il appelait des tunes, c’est-à-dire les pièces de5francs en argent qu’il avait dans ses poches. Superficiel, amoureux des plaisirs faciles, ami de tous, parce qu’il ne cherchait dans l’amitié que le plaisir qu’elle lui donnait, dans l’amour que la satisfaction bestiale de la chair, il était ce qu’on nomme un bon garçon. Il ne disait de mal de personne, mais il n’en disait pas de bien, il vivait avec tout le monde, passant au travers des inimitiés sans les partager, vivant par lui et pour lui, fier d’être arrivé tout seul et au fond méprisant tout le monde, parce que, plus jeune, tout le monde l’avait méprisé. Derrière ce cynique paravent, il se cachait quelque chose, il y avait au fond de l’âme de Rochon plus qu’une amitié, qu’un amour, une adoration.
Sa mère!… Rochon avait un bon cœur.
Maurice était jeune, timide, Rochon n’était plus jeune et était audacieux. Maurice tremblait devant les femmes, Rochon les bousculait. Maurice n’avait pas vécu, Rochon avait tout usé. Maurice était pensif, Rochon était bavard. Maurice était distingué, Rochon était commun… Si bien que, absolument dissemblables, ils ne pouvaient se quitter. Maurice n’était gai qu’avec Rochon.
Maurice, nous l’avons dépeint, était un très-beau garçon, Rochon avait été dans sa jeunesse l’Apollon des bals des anciennes banlieues, la coqueluche de toutes les belles filles d’alors, et c’était la joie de Maurice d’entendre son ami lui raconter les croustillants détails des commencements de femmes à la mode.
Rochon, quoiqu’il le niât, et qu’au reste il n’y parût pas, avait depuis longtemps passé la quarantaine, la calvitie ratissait déjà le crâne planté de cheveux poivre et sel, les favoris et les moustaches se conservaient mieux sous les arrosements hebdomadaires d’une eau athénienne, la peau épaisse avait les rougeurs marbrées que donne la vie gourmande; les yeux petits, verts, ardents comme des charbons, étaient presque sans cils, ils s’ouvraient tout rond, pleins de gaîté; le nez mince en haut allait se perdre dans une petite boule ronde, rosée et couperosée, indiquant le culte des vins agréables: la bouche était parisienne, les lèvres un peu lippues, se relevaient au coin, ce qui donnait un air narquois. La moustache qui les recouvrait masquait les dents, où quelques désertions auraient pu se remarquer.
Le chapeau un peu sur l’oreille, la tête enfoncée dans un col droit dont les pointes venaient à la hauteur de la moustache; mis avec soin, sinon avec élégance, toujours la canne à la main, le cigare aux lèvres, dodelinant de la tête, la démarche balancée, il rêvait de la croix. Que lui importait l’ordre? L’Éléphant Vert d’Asie ou un Jésus quelconque. il désirait seulement un peu de rouge dans le ruban; ce n’était point vanité, mais pour les affaires, il le déclarait:
–C’est pour le coup du cordon de sonnette, disait-il; j’arrive, je sonne, j’ai mis mes échantillons dans ma poche; on ouvre, si je donne ma carte à la bonne, on me balance. Je dis: J’ai à parler à Monsieur. Elle voit le ruban à ma boutonnière, elle couit et dit:–Un monsieur décoré qui demande monsieur,–Au salon, vite, vite! On m’ouvre le salon et je vois le patron qui arrive en me faisant des révérences et, pour ne pas paraître un imbécile, il me donne ma commande…
Nos lecteurs connaissant maintenant suffisamment nos héros, nous continuons:
Rochon furieux, maugréait en payant l’addition, et Maurice ravi exclamait:
–Plus je la vois cette Renée, plus je l’aime.
–Moi, tu sais, j’en ai mon affaire de ces parties-là, on boit, on mange, et puis on a tout de suite fini de rire; ah non! allons le dimanche au bois de Vincennes voir sortir les pensions.
–Mon Dieu, que tu as donc peu de clairvoyance! Mais voyons, Rochon, est-ce qu’une seule fois dans ta vie, tu as rencontré une créature semblable à Renée?
–Ah non! Dieu merci! si j’en avais une comme ça, je la mènerais à l’école… Elle ne vient pas ici pour prier le bon Dieu, elles me font rire avec leurs manières… La grande s’en est collé un gilet d’écrevisses bordelaises, mais, faut pas les prier pour se mettre à table… et puis après, ça file…
–Tu crois toujours avoir affaire à tes femmes de boulevard.
–Ah ça! tu donnes donc là-dedans, toi?… tu crois donc que c’est Lucrèce… Elles s’en vont toutes les deux, les nez tout barbouillés de la crême du dessert, et elles vont se ficher de nous avec un beau fondeur, auquel elles offriront les noisettes que la Grande-Tringle a mises dans sa poche.
–Toi, lorsque tu te trouves avec une femme, dit Maurice en