La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon
jamais fini de relever les contradictions, mais qui, tel qu’il est, suffit pour justifier pleinement l’officier autrichien, il est permis de mettre à mort les citoyens qui espionnent pour le compte de leur pays, comme les transfuges, les déserteurs et les traîtres, avec lesquels ils n’ont évidemment rien de commun; permis en outre de les décourager par la terreur, autre moyen de guerre universellement admis, et qui emporte, à l’occasion, le massacre de familles entières, sans distinction d’âge ni de sexe, de coupable ni d’innocent. L’exécution des onze Piémontais n’a pas empêché les Autrichiens d’être battus, sans doute: ceci est une autre affaire. Mais il est probable que la terreur aura retenu les langues; et qui sait si l’éclat fait par M. de Cavour n’a pas justement servi l’objet que se proposait l’Autrichien?
Grotius va plus loin encore. Il est d’avis qu’on peut à la guerre, en toute honorabilité, afin de mieux tromper l’ennemi, arborer son pavillon, prendre ses couleurs, dérober, s’il se peut, son mot d’ordre. De faits pareils les exemples abondent. Sur quoi je réitère mon observation: comment ne voit-on pas que, par ces indignes et immorales pratiques, on substitue à la guerre des hommes, rationnelle et généreuse, juste et féconde, la chasse à l’affût des carnassiers? C’est une maxime parmi les militaires qu’un général peut être vaincu, mais qu’il ne doit jamais être surpris. Je le vieux bien. Mais il y a surprise et surprise, et je ne puis mettre sur la même ligne la vigilance de l’homme qui combat, avec la félonie du lâche qui trompe. C’est une honte pour l’humanité qu’un général honnête homme, servant son pays dans une guerre régulière, ait à s’occuper de pareils risques. Est-ce que la police de la guerre ne devrait pas l’en affranchir?
Sur tout cela Vattel et les autres pensent absolument comme Grotius. Vattel établit fort bien que les conventions entre ennemis doivent être observées: mais s’agit-il des faits de guerre, il trouve parfait que la ruse et la tromperie, falsiloquium, se joignent à la force; il va même jusqu’à voir dans cet usage un progrès de la civilisation sur la barbarie,
«Comme l’humanité nous oblige à préférer les
«moyens les plus doux dans la poursuite de nos
«droits, si, par une ruse de guerre, une feinte
«exempte de perfidie, on peut s’emparer d’une place
«forte, surprendre l’ennemi et le réduire, il vaut
«mieux, il est réellement plus louable de réussir de
«cette manière que par un siége meurtrier ou par
«par une bataille sanglante.»
Et il ajoute en note:
«Il fut un temps où l’on condamnait au supplice
«ceux qui étaient saisis en voulant surprendre une
«place. En 1597, le prince Maurice voulut surprendre
«Venloo. L’entreprise manqua, et, quelques-uns de
«ses gens ayant été pris, ils furent condamnés à la
«mort, le consentement des parties ayant introduit ce
«nouvel usage des droits, pour obvier à ces sortes de
«dangers.»
Cet usage-là était dans la bonne voie. «Mais,» dit Vattel avec un sentiment non équivoque de satisfaction, «depuis lors l’usage a changé... Les stratagèmes
«font la gloire des grands capitaines.»
Il dit encore, sans songer que les faits qu’il cite démentent sa théorie:
«On a vu des peuples, et les Romains eux-mêmes.
«pendant longtemps, faire profession de mépriser à
«la guerre toute espèce de surprise, de ruse, de stratagème;
«d’autres, tels que les anciens Gaulois, qui
«allaient jusqu’à marquer le temps et le lieu où
«ils se proposaient de livrer bataille. Il y avait plus
«de générosité que de sagesse dans une pareille
«conduite.»
Il cite également, d’après Tite-Live, livre XLII, c. 47, l’exemple des sénateurs qui blâmaient la conduite peu franche tenue dans la guerre contre Persée..
Il résulte de ces passages, qui n’ont jamais été relevés ni contredits, que ni Grotius, ni Vattel, ni aucun de leurs successeurs, n’ont connu la vraie nature, le but et l’essence de la guerre; qu’ils n’en ont pas compris les lois, et qu’il est juste de leur imputer la plus grande partie du mal qui l’a accompagnée depuis deux siècles. Comment accuser les militaires, quand les docteurs enseignent une pareille morale?
A Lonato, en 179G, le général Bonaparte, accompagné de son état-major et. suivi seulement de 1,200 hommes, tomba au milieu de 4,000 Autrichiens qui le sommèrent de se rendre. On sait comment Bonaparte se tira de ce mauvais pas. Il fit débander les yeux au parlementaire, lui dit qu’il était le général en chef, que les Autrichiens étaient eux-mêmes cernés par l’armée française, et qu’il leur accordait trois minutes pour se rendre. La bonhomie germanique fut dupe de la rouerie italienne, et 4,000 hommes posèrent les armes devant 1,200.
J’aime en Bonaparte ce sang-froid que rien n’étonne; mais je souffre quand je vois présenter ce trait à l’admiration de la postérité. Est-ce là la guerre? Est-ce là sa loi? N’en est-ce pas plutôt la dépravation? On découvre ici le guerrier qui, après une série de victoires remportées par l’adresse plus que par la force, sera à la fin écrasé par la force. — Bonaparte, demandera-t-on, eût donc mieux fait de se rendre? — Eh! non. Bonaparte, s’il avait eu en ce moment autant de grandeur d’âme que d’aplomb, après avoir mystifié les 4,000 Autrichiens qui lui demandaient son épée, les aurait renvoyés avec armes et bagages. C’est au surplus un cas que je laisse à décider à la conscience des militaires; la question pour moi est plus élevée. Je dis que dans un différend de peuple à peuple, là où la vaillance des armées, assistées, je le veux et je l’exige, du GÉNIE des généraux, doit décider de la victoire, il est contre la nature des choses, et partant contre le droit, d’agir de surprise et d’employer la fourberie. Le génie à la guerre n’est pas le mensonge, pas plus que la saisie des possessions de l’ennemi n’est le pillage des habitants, pas plus que l’homicide, en bataille rangée, n’est l’assassinat. Ce peut être une question de savoir si les 4,000 Autrichiens qui avaient perdu leur route avaient le droit d’enlever les 1,200 Français qui s’étaient de leur côté égarés: je n’aime pas plus ces raccrocs à. la guerre que dans la littérature et les beaux-arts, et je voudrais ici une bonne définition. Mais je nie que les 1,200 Français eussent le droit, en bonne guerre, d’emmener prisonniers 4,000 hommes qui, sur un mensonge hardiment exprimé, avaient la simplicité de se croire perdus. Qu’on cite, si l’on veut, l’aventure de Lonato en exemple, soit de la présence d’esprit d’un général, soit des irrégularités auxquelles, dans un siècle où le droit de la guerre n’est qu’à moitié connu, le plus brave peut avoir recours: à la bonne heure! Mais qu’on ne fasse pas de la conduite du général Bonaparte en cette circonstance un exemple à suivre; ce serait corrompre la morale des armées, ce serait enseigner l’art d’éterniser entre les nations la guerre, et la mauvaise guerre.
CHAPITRE VII.
CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES: ACTES DE VANDALISME, SIÉGES, BLOCUS, MASSACRES, VIOLS, PILLAGE, ASSASSINATS, COMBATS SINGULIERS, PRISONNIERS DE GUERRE.
En cherchant la définition de ce qui est licite à la guerre et de ce qui est illicite, il est impossible que nous ne nous répétions pas quelquefois. Toute