La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon

La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens - Pierre-Joseph Proudhon


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ce principe, le jeune homme qui à Schœnbrünn tenta d’assassiner Napoléon était dans le droit, tandis que Napoléon, qui le fit passer devant un conseil de guerre et fusiller, violait le droit. Donc, faudrait-il conclure, il sera permis de mettre à prix la tête de celui qu’on regarde comme l’auteur ou le conducteur de la guerre, comme fit le roi d’Espagne Philippe II à l’égard de Guillaume le Taciturne, et de le faire assassiner? Ici Grotius recule: «Non, dit-il, l’intérêt commun «des princes ne le veut pas.» La belle raison! Et l’intérêt commun des peuples?

      Disons plutôt, en revenant aux vrais principes, que la guerre étant le jugement de la force, tout assassinat, surtout à l’égard des généraux, est une félonie. C’est pourquoi nous réprouvons les entreprises des Aod, des Balthazar Gérard, des Poltrot de Méré, des Ornano, de tous ceux qui à la guerre font usage de la trahison et de l’assassinat. Napoléon, quels que fussent ses torts vis-à-vis de l’Allemagne, hors du champ de bataille devenait inviolable. Dans le gâchis européen, surtout dans l’incertitude des principes et attendu la réciprocité des torts, la guerre qu’il faisait, même avec ses vices de forme, était censée toujours le jugement de la force.

      Une question fort agitée est celle de savoir si, pour mettre fin à la guerre et épargner le sang, on pourrait convenir de s’en rapporter au résultat d’un combat singulier, ou d’un combat entre un certain nombre d’hommes choisis de part et d’autre, par exemple de trois contre trois, de trente contre trente, de cent contre cent.. Grotius se prononce pour la négative: a Il faut, dit-il, y aller de toutes ses forces.» Je suis de l’avis de Grotius; mais je ne puis admettre ses raisons. De semblables combats, où quelques-uns se dévouent pour tous, où le succès est pris pour une démonstration dé la bonne cause et une marque de la protection divine, offensent, selon lui, la charité et la religion. Il semble, au contraire, qu’un pareil dévouement serait le sublime de la charité ; quant à la religion, elle n’y est pas plus intéressée qu’au tirage au sort des conscrits.

      Pour moi, prenant toujours pour point de départ et base de mes raisonnements la définition de la guerre, savoir qu’elle est, qu’elle veut et doit être la revendication du droit du plus fort, et conséquemment la démonstration en fait de la force, je réponds: Oui, il faut que les parties militantes agissent de tous leurs moyens, qu’elles déploient toutes leurs forces, précisément parce que la victoire est due au plus fort, ce qui pourrait n’avoir pas lieu, si la bataille était limitée à deux fractions égales de puissances en conflit. Il est évident, en effet, qu’une pareille manière de guerroyer serait tout à l’avantage de la puissance la plus faible, les champions étant supposés de part et d’autre d’une valeur individuelle égale.

      Terminons ce chapitre. A mesure que nous avançons dans cette critique, une chose doit apparaître de plus en plus à l’esprit du lecteur, résultant des contradictions mêmes qui obscurcissent toute cette matière:

      C’est que le droit de la guerre est un droit positif, la raison de la force une raison positive, applicables à un certain ordre de faits et d’idées avec la même certitude que le droit du travail est applicable aux choses de la production et de l’échange, le droit du talent aux choses de l’art, le droit d’amour aux choses du mariage, etc.; — c’est que le droit de la guerre, cette raison de la force, si profondément méconnue par les juristes, la multitude la sent, les armées l’affirment, la civilisation en relève, le progrès en réclame la codification; — c’est que, s’il est incontestable qu’il y ait eu depuis trois mille ans une amélioration dans les us et coutumes de la guerre, on ne peut nier que le droit même de la force se soit obscurci, en raison du développement des droits dont il ouvre la série; — c’est enfin que le meilleur moyen de parer aux calamités de la guerre, en supposant sa continuation, consiste précisément dans la reconnaissance du droit de la force.

       Table des matières

      CRITIQUE DES OPERATIONS MILITAIRES: LA BATAILLE.

      La bataille, où les armées se présentent en ligne, front contre front, et cherchent mutuellement à se terrasser, est l’acte suprême, héroïque, de la guerre. Tout se fait en vue de la bataille. C’est le choc qui décide de la destinée des empires, et qui, enveloppant vainqueurs et vaincus dans un manteau de gloire, doit les emporter, mêlés, confondus, vers un avenir meilleur. Voyons si le dénoûment de la tragédie répond à l’exposition.

      Rappelons encore une fois les principes.

      Une pensée de justice, ou, pour mieux dire, de judicature, est inhérente à la guerre. Elle consiste en ce qu’à certains moments du développement humanitaire, des nations jusqu’alors paisibles tendent, par la nécessité de leur situation, et pour une fin supérieure, à s’absorber; qu’en conséquence elles entrent en conflit; et que, l’incorporation devenue inévitable et l’heure ayant sonné, la suprématie appartient de droit à la puissance la plus forte. C’est le renversement de ce qui se passe dans l’ordre civil. Tandis que dans la justice ordinaire distribuée aux citoyens par l’État, la force appartient à la raison et doit rester à la loi, ici l’on peut dire, au rebours, que la raison, la loi, le droit, appartiennent et doivent rester à la force.

      Il suit de là que la lutte des puissances engagées, autrement dire la guerre, n’a pas directement pour fin leur destruction mutuelle, bien qu’elle ne puisse avoir lieu sans effusion de sang et sans consommation de richesse; elle a pour fin la subordination des forces, ou leur fusion, ou leur équilibre.

      D’où il suit encore que, dans cette espèce de duel judiciaire, le mode d’action doit être réglé de telle sorte que non-seulement les forces matérielles, mais aussi les forces morales de chaque puissance belligérante y interviennent, et qu’enfin la victoire reste à la plus forte, c’est-à-dire à celle qui l’emporte dans le plus grand nombre de parties, importance des armées, force physique, courage, génie, vertu, industrie, etc., et cela avec le moins de dommage possible des deux parts.

      Hors de ces principes, il n’y a plus guerre, au sens humain et juridique du mot: c’est un combat de bêtes féroces, pis que cela, un massacre de brigands. Je dirais presque, comme de Maistre, eu égard à l’horreur et à la profonde absurdité du fait, que c’est un mystère de la Providence qui s’accomplit.

      Examinant donc la tactique qui préside aux batailles modernes, pour ne parler que de celles-ci, j’observe qu’on n’y découvre pas ce caractère de haute moralité, de conservation, partant de certitude, qui seul rend la guerre loyale et la victoire légitime. Je trouve même que, sous ce rapport, nous avons fait depuis deux siècles des pas rétrogrades. On n’est pas moins brave sans doute, mais, par des causes que. j’expliquerai tout à l’heure, on se bat moins bravement; on fait plus de mal à l’ennemi, grâce à la violence des chocs et à la supériorité des armes, mais on s’en fait proportionnellement davantage à soi-même, ce qui rend la victoire louche. On tue plus de monde sans obtenir plus de succès. L’esprit démocratique, qui a pénétré les armées depuis la Révolution, semblait devoir être tout à l’avantage du soldat, et jamais on ne vit pareil mépris de la vie des hommes. En un mot, le matérialisme de la bataille s’est accru avec la civilisation, le contraire de ce qui aurait dû arriver.

      Ges reproches, que l’on est en droit d’adresser à la tactique moderne, constituent autant de violations du droit de la guerre. Peu de mots suffiront à me faire comprendre.

      D’abord, en ce qui concerne le choc des masses. Je ne veux pas discuter sur l’ordre profond et l’ordre mince, bien moins encore irai-je jusqu’à prétendre que la vraie manière de combattre serait que les soldats des deux armées s’attaquassent simultanément, corps à corps, homme à homme, virum vir; puis de compter de quel côté il y aurait le plus de morts et de blessés, dans ces cent ou deux cent mille duels. Je n’ignore pas que de toutes les batailles les plus sanglantes sont celles où chaque soldat choisit son ennemi. J’accorde donc que le groupement


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