La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon
spontanément au milieu de la mêlée; se former en peloton, sans même attendre l’ordre de ses chefs, il faut le prendre tel que l’a fait la nature, qui a diversement constitué les animaux et les hommes, qui a donné le sabot au cheval, la corne au taureau, l’ongle et la dent au lion, la force musculaire et l’individualité à l’Anglo-Saxon, l’union dans le combat au Français.
Cette concession faite, je dis qu’il y a pour toute nation, en cas de guerre, une manière de se servir de ses facultés et moyens, suivant que l’action guerrière est dirigée par une pensée de droit ou par une rage de destruction; de même qu’il y a des règles pour le combat singulier, selon qu’il s’agit d’une affaire d’honneur ou d’un cas de légitime défense contre un assassin. Comment donc se fait-il que dans les batailles ce principe de bon sens, de loyauté, d’humanité, soit presque entièrement méconnu? A force de prendre la destruction pour le but même de la guerre, on n’a plus vu dans les groupes armés, depuis le peloton jusqu’à la division, que des machines à broyer les hommes, des engins d’écrasement. M. Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, avoue, malgré son admiration pour l’empereur, que l’abus des masses et de l’artillerie avait en moins de quinze ans changé les batailles en d’épouvantables boucheries, où la vertu militaire ne comptait plus, et. sans que les résultats en fussent plus grands, ni surtout plus durables.
L’art de ménager les soldats, tout en les faisant mouvoir par groupes, cet art dans lequel excellait Tu-renne, paraît se perdre. Jeter des masses, infanterie, cavalerie, artillerie, les unes sur les autres, faire des pâtées de chair humaine, arracher la victoire par l’épouvantement des hécatombes, ce fut dans les dernières années tout l’art de Napoléon. A faire mouvoir les armées, à les conduire à l’ennemi par le plus court. et le plus sûr chemin, et dans le moins de temps possible, à prendre position, son habileté reste hors ligne; elle semble croître avec l’âge et l’expérience. Arrivé sur le champ de bataille, il dédaigne la tactique, saisit ses masses et les lance sur l’ennemi, comme les géants de la fable lançaient sur les dieux des montagnes. Il a calculé la marche: s’il ne s’est pas trompé, l’ennemi doit être pris en flagrant délit et infailliblement broyé. A Waterloo il n’employa pas d’autre méthode, et fut vaincu: lorsque les Prussiens arrivèrent, le marteau s’était brisé sur l’enclume. Et voilà pourquoi sans doute, dans l’opinion de plusieurs critiques, Napoléon, incomparable comme stratège, ne figure plus comme tacticien qu’au second rang.
C’est par le même procédé que fut enfin enlevé Séhastopol. Le général Canrobert n’ayant pas, dit-on, les nerfs assez fortement trempés, on avait fait venir pour cette grosse besogne le général Pélissier. A Magenta et à Solferino les choses se seraient passées, s’il faut en croire les relations, un peu autrement: l’initiative du soldat et la baïonnette auraient décidé la victoire. Dieu veuille que ce soit un retour à des combats plus héroïques! L’effet de ces chocs monstrueux, dont le secret se réduit à une formule de mécanique, la masse multipliée par la vitesse, est horrible. Là, le génie et la valeur n’ont rien à voir; celui qui joue le plus gros jeu a le plus de chances de vaincre. L’art de la guerre, qui, si tant est qu’un pareil art existe, de-. vrait consister surtout à déployer les courages, à conserver les forces tout en les engageant, à obtenir le plus en dépensant le moins, à contraindre l’ennemi sans l’anéantir, n’est plus qu’un abatis réciproque, où la matière joue seule un rôle, où l’esprit n’intervient que pour donner le signal, et dont l’horreur n’est égalée que par le mépris affecté des chefs pour la vie du soldat.
Qu’on ne me demande pas quelle nouvelle, plus humaine, et surtout plus convaincante tactique, je voudrais introduire dans les batailles. Je ne suis pas plus obligé d’apprendre à nos maréchaux à faire la guerre, qu’à nos gens de lettres à faire de meilleure poésie ou de meilleurs drames. J’use de mon droit quand je soutiens contre les uns que leurs manœuvres sont opposées au droit de la guerre, contre les autres que leurs productions sont en dépit de l’art. Et je suis d’autant mieux fondé dans ma critique, que si le respect de la vie humaine a été dans tous les temps le moindre souci des gens de guerre, la manière de combattre a maintes fois changé, ce qui permet de supposer qu’il doit y en avoir une qui réponde mieux que les autres au but de la guerre et à ses conditions essentielles .
C’est surtout de l’invention de la poudre à canon et de la prépondérance de plus en plus décisive de l’arme à feu sur L’arme blanche que date ce que j’appellerai la dépravation des batailles. Mais, chose à noter, l’emploi de l’artillerie, après avoir suggéré l’idée de ces chocs écrasants, paraît tendre aujourd’hui, par le perfectionnement des armes, à rendre la rencontre des masses impossible. Un peu plus de portée, de rapidité et de précision dans le tir, il n’en faut pas davantage pour amener dans la tactique une nouvelle révolution, qui certes ne sera pas à l’honneur du soldat.
Un autre inconvénient de l’artillerie est d’avoir, comme l’a remarqué Ancillon, rendu les guerres plus dispendieuses sans les rendre plus rares. La dépense de matériel à la guerre a été toujours en croissant depuis l’invention des armes à feu, par suite la dépense de courage toujours en diminuant: tel est le résultat auquel aboutit l’influence de l’industrie moderne sur l’art des tacticiens et les jugements de la force. Tout boulet de canon tiré coûte quinze francs; tout canon de bronze mis en place, six mille francs; un canon rayé, vingt-cinq mille francs. Un soldat d’infanterie, de quatre ans de service, équipé et armé, représente, en avances faites par la famille et par l’État, intérêts de ces avances, perte de travail, un capital moyen de vingt-cinq mille francs. Bientôt l’on ne dira plus: La victoire est aux gros bataillons; on dira: La victoire est aux grosses machines, aux gros capitaux.
Le soldat romain ne coûtait quelque chose à l’État et ne devenait une cause de déficit pour sa famille que du jour où il entrait en campagne; la vie de caserne n’altérait pas ses mœurs laborieuses et ses vertus civiques. Son éducation militaire se faisait au sein même des travaux rustiques: c’était une tradition de famille autant qu’un enseignement de la cité. Quant à l’armement, Jes épées et les piques, passant des pères aux enfants, n’avaient besoin, à chaque génération comme à chaque campagne, que d’un repassage. En revanche, tandis qu’avec nos armes de jet la victoire et la vie du soldat dépendent surtout de l’avantage des positions, du nombre des pièces, du pointage des canonniers, de la précision des feux de bataillon, de la druesse des feux de file, elles dépendaient alors bien davantage de la bravoure des légionnaires. Le Romain, à chaque combat, joignait l’ennemi, combattait corps à corps, et, s’il avait affaire à des troupes aguerries, comptait ses triomphes par ses blessures.
Le progrès des armes modernes, il faut l’avouer, est en sens contraire de la valeur antique. Un des résultats obtenus dans la dernière campagne par l’emploi des canons rayés a été, dit-on, de rendre la cavalerie et les réserves complétement inutiles. Les nouveaux projectiles allaient les chercher à des distances telles, qu’elles étaient paralysées ou détruites sur place avant d’avoir pu entrer en ligne et fournir une charge. Encore un progrès dans ce genre, et les masses d’infanterie se deviendront mutuellement inabordables. Une colonne d’attaque, lancée au pas de course, pouvant être détruite par une poignée d’hommes en moins de temps qu’il n’en faut pour franchir un intervalle de cent à cent cinquante pas, les soldats de la haute civilisation seraient réduits à s’exterminer de loin sans pouvoir jamais en venir aux mains. De quart d’heure en quart d’heure, on verrait un parlementaire, circulant entre les deux armées, porter un bulletin du général en chef au général en chef: «Ma perte est de tant d’hommes; quelle est la vôtre? Comptons... A vous, monsieur, l’avantage.» Quelle civilisation! Quel progrès! Comment croire encore à une justice de la guerre, à un droit de la force?
Un autre genre de reproches est relatif à l’enrôlement, à l’organisation militaire, aux garanties du soldat, à la responsabilité des officiers, à la moralité du commandement,
D’après les principes développés au livre II, la guerre étant une lutte de nation à nation dans un in térêt d’État, il s’ensuit, à priori, que tous