La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon
ses enfants? Dans le cas même le plus favorable, celui d’une guerre de conquête ou de simple prééminence, comment blâmer un peuple qui préfère la mort à la domination? De ce prétexte d’inutilité de la défense résultera la vengeance du vainqueur, je le sais bien; c’est ainsi que, dans un siège, les habitants qui résistent à l’assaut s’exposent à être passés au fil de l’épée. Mais la vengeance de l’ennemi ne fait pas que la résistance soit injuste: Vattel devait d’autant mieux le comprendre qu’il nie le droit de la force.
Pour moi, qui affirme la réalité du droit de la guerre. et qui fais de ce droit la sanction du droit des gens, mais qui en même temps ne puis oublier que la guerre peut avoir pour but l’extinction d’une nationalité, je ne me prononce qu’avec réserve. Si la guerre est, comme je le dis, la sanction du droit des gens, nous devons tous en reconnaître la loi, qui est celle de la force, d’autant mieux que céder à la force n’implique pas de honte. Mais s’il s’agit d’incorporation ou d’émancipation politique, alors il me semble que les deux puissances belligérantes sont seules juges du prix qu’elles attachent respectivement à leur extension ou à leur liberté, et conséquemment du degré de leur résistance. Car se défendre à outrance peut devenir en certains cas un acte d’héroïsme, respectable au vainqueur lui-même. Les circonstances seules me paraissent devoir décider de la résolution à prendre, dont chacun au surplus reste maître.
4. De l’interruption du commerce. — Suivant Pinheïro-Ferreira, l’état de guerre n’est pas une raison suffisante d’interrompre les relations commerciales entre deux pays. C’est sans doute le blocus continental qui a suggéré à Pinheïro-Ferreira cette opinion d’une haute philanthrophie, et il faut avouer qu’avec un tel principe Napoléon 1er eût été réduit de bonne heure. Bien plus, il faut reconnaître que les opérations commerciales, si elles devaient être respectées et maintenues, rendraient le plus souvent les opérations militaires inexécutables. Profondément convaincu de l’absurdité du droit de la force et de l’immoralité de la guerre, Pinheïro-Ferreira ne marchande point, comme les autres, avec le préjugé. Il s’attache à entourer la guerre de toutes les conditions qui peuvent l’abréger, la restreindre, la rendre impraticable et impossible. Tel est le caractère général des écrits de ce philosophe.
Malheureusement les choses ne se prêtent point ainsi à l’arbitraire de l’opinion, et, parce qu’il nous plaît de les définir à notre guise, elles n’en suivent pas moins leur indomptable nature. La guerre est, entre deux nations, la lutte des forces. Et qu’est-ce que le commerce? un échange de forces. Que la guerre soit aussi courte que possible, je le veux; mais, au moment du combat, c’est-à-dire tant que durent les hostilités; toute relation de commerce, c’est-à-dire tout échange de forces entre les puissances belligérantes, doit cesser. Sans cela la guerre deviendrait un jeu; ce serait une partie d’escrime, non un jugement ni une sanction.
5. Si les sujets des puissances ennemies sont ennemis. — Question grosse de contradictions et à peu près insoluble, dans le système généralement suivi. Grotius et Vattel décident que, en vertu de la solidarité qui existe entre la nation et son gouvernement, les sujets de deux puissances en guerre sont ennemis. En conséquence, dit Vattel, les enfants, les femmes, les vieillards, sont au nombre des ennemis; ils appartiennent au vainqueur, ce qui n’est du reste pas une raison pour celui-ci de les massacrer. Pinheïro-Ferreira se récrie contre cette doctrine, et il faut avouer que son opinion, quoique faiblement motivée en principe, dans la pratique plaît davantage.
Sans doute, peut-on dire avec lui, en bonne logique, il n’est pas possible de séparer ici la cause de l’État de celle des particuliers. Mais quoi! Si la guerre n’est, comme on le prétend, qu’une substitution, arbitraire ou fatale, de la force à la justice; si la victoire par elle-même ne prouve absolument rien; si l’on ne peut admettre qu’en toute guerre le droit soit positivement égal des deux côtés; si cette égalité n’est qu’une fiction de légiste; si par conséquent la guerre se réduit le plus souvent à un fait de l’ambition, du machiavélisme ou de l’imbécillité des princes, faut-il rendre responsables de toutes ces folies tant d’innocents qui n’en peuvent mais? Et ne serait-il pas d’une pratique plus humaine, n’aurait-on pas fait un grand pas vers la pacification définitive, de déclarer, d’un commun accord, les populations insolidaires, en temps de guerre, de la politique de leurs gouvernements?
Je laisse au lecteur le soin de pousser cette controverse, qui peut donner lieu à de magnifiques développements oratoires, mais sans aboutir à aucune conclusion.
Pour moi, qui considère le mouvement des États comme une nécessité de l’histoire et la guerre comme un acte juridique, je dis simplement que, dans la guerre, il serait dangereux, impolitique, immoral, de séparer les gouvernements des sujets, que la cause leur est commune, et que par conséquent leur responsabilité est la même. Mais j’ajoute, en vertu des mêmes principes, et ici je vais plus loin que Pinheïro, que l’antagonisme n’existe véritablement qu’entre les groupes, c’est-à-dire entre les deux personnes morales qu’on appelle États; en sorte que, même dans une guerre à outrance ayant pour but l’absorption intégrale de l’une des puissances par l’autre, les sujets de ces puissances, PAS PLUS QUE LES SOLDATS EUX-MÊMES, ne doivent se considérer comme personnellement ennemis. La guerre de Crimée, dans laquelle Français et Russes, dans l’intervalle des luttes les plus acharnées, se rapprochaient en amis, en hôtes, échangeaient une pipe de tabac, une gorgée d’eau-de-vie, est le plus beau commentaire que je puisse donner de ma pensée et de la manière d’exercer le droit de la force.
6. Des alliances. — Sur cette matière, tout ce que j’ai rencontré dans les auteurs est politique d’antichambre, indigne de la plus légère mention. Sortons de ces vulgarités.
Les lois de la force régissent seules l’existence extérieure des États.
En vertu de ces lois, toute puissance est par nature hostile aux autres et en état de guerre avec elles. Elle répugne à l’association, comme à la sujétion. Son organisation intérieure la pousse à l’envahissement; à plus forte raison elle tend à une absolue indépendance, et se montre d’autant plus jalouse de son autonomie, qu’elle soutient avec ses voisines des rapports plus nombreux et plus fréquents.
Tant qu’un État conserve sa force d’action intérieure et extérieure, il est respecté ; dès qu’il vient à la perdre, il se disloque; tantôt une province, tantôt une autre se révolte contre le pouvoir central et se sépare du tronc; d’autres fois il est partagé par les États voisins qui se l’incorporent.
Il suit de là que les alliances entre États sont naturellement difficiles, de peu de vertu, de plus courte durée, et n’ont trait qu’à un objet spécial. Ainsi l’alliance de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, pour le partage de la Pologne, ne dura que le temps nécessaire au partage; elle n’eut pas d’autre objet, et ce qui en fit le succès, ce fut la décrépitude même de l’État polonais. Ainsi la fameuse Sainte-Alliance, imaginée par le czar Alexandre 1er pour prévenir le retour des conquérants, et signée par toutes les puissances de l’Europe, n’eut jamais d’existence que sur le papier. Napoléon Ier abattu, cloué sur son rocher de Sainte-Hélène, chacun des États signataires se remit à vivre de sa vie propre, c’est-à-dire à s’étendre et à conquérir dans la mesure de ses forces et de ses moyens. Ainsi encore l’alliance entre le même Alexandre et l’empereur Napoléon pour le partage de l’Europe ne fut qu’un rêve; les augustes contractants s’aperçurent bientôt qu’il est plus aisé de faire vivre ensemble cinquante États plus ou moins équilibrés que deux grands empires qui, après s’être partagé le globe, se fussent trouvés tous deux à l’étroit.
L’alliance entre deux ou plusieurs États, quand elle a lieu, a donc pour but, soit de poursuivre le démembrement et le partage d’un autre État, en conséquence de former des débris de celui-ci un nouvel État ou d’augmenter d’autant leur propre puissance; soit de résister à l’envahissement ou à la prépondérance d’un État qui, en raison de sa force, revendique sur les autres la suprématie.
Ainsi