La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon
pour les romans; que le premier devoir du soldat est le sacrifice; qu’après tout on ne se bat pas pour la gloire, mais pour des intérêts, et qu’il est de la nature des intérêts, lorsqu’ils entrent en lutte, de fouler aux pieds toute moralité et tout idéal.
Je répondrai toujours que cette prétendue nécessité n’est pas réelle; que les lois de la guerre ne sont pas plus difficiles à suivre que celles du duel; quant aux intérêts, que la raison et la justice nous ont été données précisément afin d’établir entre eux l’équilibre, et que la première condition de cet équilibre est le droit de la force. Ah! de grâce, gardons-nous d’introduire l’utilitarisme dans la guerre, pas plus que dans la morale. La guerre n’a pour elle que sa conscience, son droit, sa bonne renommée; et vous voyez ce que déjà ; par l’effet de fausses notions, elle tend à devenir. Que sera-ce si, dans le cœur des soldats et des généraux, à la place de ce sentiment exalté d’honneur qui les anime, vous mettez l’intérêt?
Que si, malgré ces considérations irréfutables, on prétendait persister, par paresse d’esprit, manque de cœur ou perversité d’intention, dans un honteux système, alors je dirais qu’il ne faut plus parler ni de droit de la guerre, ni de droit international, ni de droit politique. Plus de liberté, plus de patrie: l’empire du monde est aux plus scélérats. Quant aux honnêtes gens, mieux vaut pour eux accepter tout ce qui se présente, au dedans l’usurpation, de quelque part qu’elle vienne, au dehors l’insulte et l’amoindrissement, que d’engager des luttes auxquelles il serait impossible de prendre part sans cesser d’être homme. L’ennemi approché : Aux armes, citoyens; formez vos bataillons contre l’étranger! — Eh! Sire, défendez-vous tout seul. Quant à nous, que vous daignez appeler en ce moment citoyens, qu’avons-nous à perdre à changer de maître? Et que pourrait-il nous arriver de pis que d’être soldats?
CHAPITRE IX.
QUESTIONS DIVERSES:
1. Le droit des gens est-il dépourvu de sanction? — 2. Déclarations de guerre. — 3. Jusqu’où il est permis de pousser la résistance. — 4. De l’interruption du commerce. — 5. Si les sujets des puissances ennemies sont ennemis. — 6. Des alliances.
La critique des opérations militaires n’épuise pas tout ce que nous aurions à dire à propos des formes de la guerre. 11 est encore une foule de questions, résultant du fait de guerre, que la jurisprudence des auteurs a, si j’ose ainsi dire, sabrées, et qui toutes doivent se résoudre d’après les mêmes principes et de la même manière. Nous y consacrerons quelques pages.
«Le droit des gens, dit un écrivain contemporain,
«est de création toute moderne.»
Ce que nous avons dit de la guerre, tant dans ce livre que dans le précédent, montre dans quelle mesure et en quel sens cette proposition avantageuse doit être prise. En fait, les anciens eurent l’intelligence du droit des gens, nous voulons dire ici du droit de la guerre, à un degré fort supérieur aux modernes; et la raison, nous l’avons dite, c’est que les anciens prenaient au sérieux le droit de la force. Mais, bien que les anciens eussent du droit des gens une idée plus juste que la nôtre, ils ne paraissent pas en avoir laissé de théorie, et c’est seulement depuis environ deux siècles que les modernes ont essayé de suppléer à ce silence.
Les dates et monuments principaux de cette constitution théorique du droit des gens sont les suivants:
Publication du livre de Grotius, De Jure belli ac pacis, 1625;
Publication du livre de Hobbes, De Cive, 1647;
Traité de Westphalie, 1648;
Jus naturœ et gentium, de Pufendorf, 1672;
Codex juris gentium diplomaticus, de Leibnitz, 1693;
Traité d’Utrecht, 1713;
Jus gentium, de Wolf, 1749;
Le Droit des gens, de Vattel, 1758;
Tableau des révolutions du système politique en Europe, par Ancillon, 1803-1805;
Traités de Vienne, 1814-1815;
Traité de Paris, 1856.
Je passe sous silence la multitude d’écrits dont l’éditeur français de Martels donne la liste, et qu’il est parfaitement inutile de consulter, puisqu’ils ne font tous que répéter les maîtres, que par conséquent il n’y a rien à en apprendre.
Quelle vérité positive résulte de cette tradition savante de 235 ans?
Aucune. Depuis que la violation ou l’abrogation des traités de Vienne, qui avaient posé en dernier lieu les bases de la paix en Europe, a été, pour ainsi dire, mise à l’ordre du jour des gouvernements et des peuples, les incertitudes qui planent sur le droit des gens, auparavant renfermées dans les livres, se sont divulguées, et les nations apprennent aujourd’hui à leurs dépens que toute idée fausse dans l’ordre moral et politique finit par se traduire en calamité dans la vie sociale.
Or, l’erreur radicale des publicistes, celle qui engendre toutes les autres, et qui fait de leur théorie du droit de la guerre et du droit des gens un tissu de non-sens et de contradictions, c’est que, ne reconnaissant pas l’existence et la légitimité d’un droit de la force, ils sont forcés de regarder le droit de la guerre comme le produit d’une fiction, par suite de nier à son tour le droit des gens qui, par la négation du droit de la guerre, se trouve dépourvu de sanction. C’est ce qui résulte du témoignage formel de tous les écrivains, et sur quoi il est utile que nous revenions une dernière fois.
1. Le droit des gens est-il dépourvu de sanction? — Que le lecteur veuille bien ici nous faire grâce de quelques redites.
En principe la justice, comme la vérité, n’a et ne peut avoir d’autre sanction qu’elle-même: c’est le bien qui résulte de son accomplissement, le mal qui suit sa violation. Au point de vue politique et gouvernemental, dans le sens administratif et pratique du mot, la sanction de la justice est dans l’omnipotence du souverain, c’est-à-dire dans la force.
Ainsi, dans le droit civil, les circonstances sont nombreuses où la force publique se manifeste à l’appui de la justice: les sommations et assignations, la saisie, l’expropriation forcée, l’apposition des scellés, la plantation des bornes, la contrainte par corps, la garnison, la vente à l’encan, etc. — Dans le droit pénal, jl y a les mandats de comparution, d’arrêt, d’amener, de dépôt; la prison, la chaîne, l’exposition, le travail forcé, lé bannissement, la transportation, la guillotine.
D’après cette analogie, on demande quelle est la sanction pratique du droit des gens; et comme les nations ne reconnaissent pas de souverain, qu’elles ne relèvent d’aucune autorité ni d’aucune force, on est conduit à dire que le droit qui régit leurs rapports, valable au for intérieur, est dépourvue, au for extérieur, de sanction. — Il y a la guerre, direz-vous. — Mais, répliquent les juristes, la force par elle-même ne prouve rien; il faut qu’elle soit autorisée, commandée par une puissance supérieure, organe elle-même et représentant- de la justice. Cette autorité n’existant pas, le droit des gens n’a de garantie que la raison et la moralité des gouvernements, c’est-à-. dire qu’en réalité le droit des gens repose sur le vide.
Qu’est-ce donc que la guerre, si elle n’est pas la sanction du droit des gens?
La guerre, répondent les auteurs, est la contrainte exercée par une nation qui se prétend lésée vis-à-vis d’une autre nation que celle-là accuse de faire grief à son droit et à ses intérêts. Mais il est évident que, par le fait de la déclaration de guerre, l’agresseur se pose à la fois comme juge et partie, ce qui, en bonne procédure, ne se peut admettre, alors surtout