La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon
et que l’honneur et l’honnêteté pardonnent le moins au soldat, est peut-être celui qui, eu égard à l’état de son âme, mérite le plus d’indulgence. Il y a là un instinct tout à la fois de fusion et de suprématie qui rappelle clairement le but de la guerre et le droit de la force.
Actuellement le viol semble sortir de plus en plus des habitudes du soldat. Mais ce n’est qu’une apparence, qui résulte plutôt de notre manière de faire la guerre que d’une véritable modification des mœurs militaires. Si l’opinion, plus respectueuse de nos jours envers le sexe que dans les temps antiques, semble avoir-devancé sur ce point la théorie, le droit de la guerre, tel qu’il a été de tout temps pratiqué et qu’on l’enseigne encore, ne s’y oppose pas d’une manière formelle. Et le fait est que soldats et officiers, à l’occasion, ne se contraignent guère. Est-il donc nécessaire que la femme ait le pistolet sur la gorge pour qu’il y ait viol? Il y a mille manières d’en venir à bout. Ceci entendu, je ne crois pas faire peine aux militaires mes compatriotes en disant que jamais armées ne firent preuve de plus d’incontinence que les armées françaises. Au droit que le soldat s’est attribué de tout temps sur la femme de l’ennemi, le Français joint des façons engageantes qui achèvent d’étourdir la malheureuse, diminuent pour elle l’horreur de l’outrage, et pour lui l’ennoblissent.
Le droit de violer n’est, du reste, qu’une conséquence de celui qu’on s’arrogeait de rendre les vaincus tributaires ou esclaves. Bossuet trouve la chose juste en principe, et il le déclare sans embarras,-d’accord en cela avec la Bible et toute l’antiquité. «En
«principe, dit-il, la personne du vaincu devient la
«propriété du vainqueur qui obtient sur elle droit
«de vie et de mort.» Le christianisme, il est vrai, nous a rendus moins sanguinaires; il a de plus aboli l’esclavage. Mais qu’on ne s’abuse pas: le principe invoqué par Bossuet subsiste toujours. Toujours le vainqueur peut s’y référer, et s’il y déroge, s’il s’abstient de verser le sang ou de réduire le vaincu en servitude, ce n’est qu’à la faveur d’une sorte de fiction de morale chrétienne, qui engage sa dévotion ou son amour-propre.
Il en est du prisonnier comme de la prisonnière. En principe, je parle d’après Bossuet, le prisonnier, s’il n’est mis à mort, est voué au service du vainqueur, la prisonnière à ses plaisirs. Ce n’est que par des considérations d’un autre ordre qu’ils y échappent. De même que nous avons vu le droit moderne de la guerre arriver, par la fiction d’un péché d’incontinence, à la réprobation du viol; c’est par la fiction d’une fraternité religieuse attachée au baptême que l’esclavage est aboli, et par une autre fiction encore, celle de la courtoisie chevaleresque, que l’on s’abstient généralement de massacrer les prisonniers. Sauf ces adoucissements, on agit comme du passé. Si l’on ne réduit pas les prisonniers en esclavage, on les met à rançon, ce qui est exactement la même chose, ou bien on les emploie aux travaux publics. Le cas échéant on en fait un échange; au besoin, pour peu que la sécurité le commande, on les massacre. La philanthropie gémit ensuite de ces extrémités, mais elle n’ose les flétrir. Que répondre à des gens qui ont pour eux les principes, et qui invoquent le salut public?
Il faut en finir, par une réfutation en règle, avec ces monstruosités qui ont coûté la vie à des centaines de millions d’hommes.
Le droit de vie et de mort, attribué au vainqueur .sur la personne du vaincu, me semble provenir théoriquement de deux sources, abstraction faite de la barbarie primitive qui y a aussi sa part. La première de ces sources est que la guerre, amenée fatalement par la rivalité de deux États et la nécessité d’une incorporation, implique la mort morale de l’un de ces États. En raison même de l’attachement du citoyen à sa patrie, attachement qui lui faisait préférer la mort à la déchéance de son pays, on a étendu à l’homme l’arrêt de mort prononcé par la guerre contre l’État. Je n’ai pas besoin de montrer le vice de ce raisonnement; je l’ai réfuté d’avance, parla distinction que j’ai faite du droit public et du droit des gens.
L’autre source est que la guerre est la revendication du droit de la force, droit reconnu par toute l’antiquité ; qu’une nation vaincue pouvait, en conséquence, être accusée d’avoir combattu contre le droit, ce qui, dans la rigueur, est un crime de mort. Ici, le faux du raisonnement provient de ce que la guerre étant nécessaire, non-seulement pour revendiquer, mais pour démontrer de quel côté est le droit de la force, on ne peut pas arguer de la défaite que le vaincu était coupable.
Voilà par quelle confusion s’est introduit ce prétendu droit de vie et de mort, dont tant de savants hommes parlent à tort et à travers, et que les gens de guerre pratiquent encore, bien qu’ils ne s’en vantent point; et voilà par quels torrents de sang l’humanité paye l’oubli de ses principes les plus essentiels. Rétablissez le vrai sens du droit de la guerre, et, en supposant la continuation des hostilités, le carnage diminue partout des trois quarts. Vous pouvez vous en rapporter sur ce point à la conscience des militaires.
J’ai parlé plus haut de la maraude: le pillage n’est pas la même chose. La première a pour objet la subsistance du soldat; on l’exerce en vertu du principe que la guerre doit nourrir la guerre. Le second est bien autrement ignoble et immoral; il a pour but l’enrichissement du soldat. Ce n’est plus dans ce cas la nécessité qui parle, c’est la cupidité. Ici, l’on peut dire que la science du juriste et l’honneur militaire ont subi une éclipse complète.
S’il est permis, disent nos casuistes, de frapper l’ennemi, même désarmé et dans son sommeil, et de lui ôter la vie, à plus forte raison le sera-t-il de lui prendre son bien. A cet égard, les auteurs même les plus récents n’éprouvent pas le moindre scrupule. Ils se sentent à l’aise. Neque est contra naturam spoliare cum, si possis, quem honestum est necare, dit Cicéron, après Aristote, Platon, et toute la sagesse antique. Grotius, Vattel, et la masse des juristes, opinent à leur tour du bonnet et de la voix, des mains et des pieds, en faveur du droit de butiner. Il n’y a pas même d’exception pour les choses sacrées, rien de ce qui appartient à l’ennemi ne pouvant être sacré pour le vainqueur, ajoute le Digeste: Quum loca capta sunt ab hostibus, omnia desinunt vel religiosa vel sacra esse.
Ce qui donne envie de rire est de voir le pieux et honnête Grotius faire une petite réserve pour le cas où vainqueurs et vaincus professeraient le même culte. Alors, dit-il, il y a conscience. Toutefois, comme ces objets font partie du domaine public, et que rien n’est plus aisé que de les déconsacrer, il est permis, avec tout le respect dû aux choses saintes, de les prendre. L’Église suit la condition des paroissiens! N’est-ce pas joli? En Italie et en Espagne, certains de nos généraux n’attendaient pas la déconsécration; il est vrai que par la révolution ils étaient devenus mé créants. Que dire de plus? Il est permis, en vue du pillage, de violer jusqu’aux tombeaux. Pourvu qu’on ne s’écarte pas du respect dû aux cadavres, observe le grave auteur du traité De Jure belli ac pacis, une pareille violation n’a rien que de licite, les tombeaux après tout étant la propriété des vivants, non celle des morts.
Je reviendrai, au livre suivant, sur la question des dépouilles, considérées, non plus comme conséquence, mais comme cause et objet de la guerre. Pour le moment, je me contente d’une simple remarque. Un honnête homme est attaqué au coin d’un bois par un malfaiteur et le tue. Que fera-t-il après? Il préviendra la justice, afin qu’on relève le cadavre et qu’on informe. Il se gardera de le dépouiller; il croirait, avec raison, se déshonorer. Je ne parle pas du duel, où la plus extrême décence est imposée au vainqueur à l’égard du mort. Or, il s’agit ici, non de la destruction d’une bande de brigands, avec lesquels on ne garde pas de mesure; non pas même d’une satisfaction d’honneur, sans aucune conséquence intéressée; mais d’un débat pour la souveraineté politique à vider entre deux nations par les voies de la force. Et le résultat d’un tel débat, la conclusion adjugée à la victoire, serait le pillage!...
Plus on agite cette matière, à peine effleurée, de la guerre, plus on est étonné de l’énormité des sophismes, des contradictions et des couardises