La guerre et la paix - Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens. Pierre-Joseph Proudhon
a besoin de se livrer à des manœuvres souvent compliquées, difficiles, qui exigent, avec beaucoup d’hommes, beaucoup de temps et d’argent, nous pouvons, à ce point de vue tout économique, considérer la guerre comme une sorte d’industrie, ce que les militaires ont fait d’ailleurs-de tout temps. On dit le métièr de la guerre, l’art de la guerre, la profession des armes.
Ainsi la guerre a ses frais de main-d’œuvre; elle a sa matière première, qui sont ses munitions, des produits souvent très-perfectionnés de l’industrie; elle a ses travailleurs, qui sont les soldats; elle a son produit, qui est la conquête, l’incorporation d’une ville, d’une province, d’une nation, ou leur affranchissement. La guerre implique donc, avec l’effusion du sang, le sacrifice d’une certaine quantité de capitaux et de produits. En un mot elle a, comme toute industrie, son compte de recettes et de dépenses.
Les expositions industrielles, qu’on pourrait définir des joutes pacifiques, coûtent fort cher: on se les permet cependant, dans l’intérêt de l’industrie elle-même et du progrès des nations. La guerre, qui est la lutte armée des nations, combattant soit pour leur indépendance, soit pour leur prépondérance, coûte bien davantage. On s’y résigne néanmoins, et, une fois l’héroïque résolution arrêtée, on ne songe plus qu’à la mener avec vigueur et rapidité, les pires des guerres étant les guerres prolongées avec des résultats indécis.
Il suit de là que la guerre, ne se faisant pas pour elle-même, ne sacrifiant pas les hommes et les choses pour le plaisir de la destruction, mais pour la victoire, c’est-à-dire pour la conquête, ou, ce qui revient au même, pour la suprématie, la guerre, dis-je, a aussi son économie; elle est conservatrice, productrice même, de la même manière que le travail, qui, tout en consommant, conserve et reproduit. Toute destruction en dehors de ces règles est abusive, viole le droit. C’est barbarie pure, guerre de bête féroce.
Une conséquence de ce principe, c’est que l’État qui entreprend la guerre, la nation qui la consent, le général qui la conduit, doivent avoir constamment en vue de proportionner leurs sacrifices à l’intérêt qu’ils veulent sauvegarder, à l’avantage qu’ils prétendent obtenir. Il serait contre le droit de la guerre, autant que contre le vulgaire bon sens, de dépenser à la guerre, en hommes et en argent, plus que ne vaut l’objet même de la guerre. Une telle opiniâtreté serait blâmable, et dégénérerait en férocité.
Ceci posé, venons aux faits.
On raconte que la police papale, ne sachant comment venir à bout des brigands qui infestaient les États de l’Église, prit le parti de détruire les forêts qui leur servaient de repaire. Le déboisement produisit un fléau pire que le brigandage, la malaria. Ne voilà-t-il pas une police bien faite? Et ceci ne montre-t-il pas toute l’incapacité du gouvernement ecclésiastique, d’un gouvernement à qui il n’est pas permis de tirer l’épée, même contre des brigands, sans doute par crainte de perdre leurs âmes?
Mais voici qui est plus grave. Napoléon a accusé de vandalisme le gouverneur Rostopchin, qui, à l’approche des Français, mit le feu à la ville de Moscou; il l’a cité au ban des nations civilisées. On demande ce qu’il faut penser de cet acte, que les uns traitent, avec Napoléon, de barbare; que les autres qualifient d’héroïque.
Détruire son propre pays, brûler ses magasins, afin de laisser son ennemi dans le vide, c’est d’abord ne faire tort qu’à soi-même. Nul ne peut être tenu de nourrir son ennemi, et chacun est juge du prix qu’il attache à son indépendance et à sa liberté.
Mais, d’autre part, ce ne fut pas l’incendie de Moscou qui amena le désastre de l’armée française: les marches et les combats, depuis le Niémen, l’avaient réduite de plus des trois quarts, et, même après l’incendie de la ville, les vivres et munitions ne lui manquèrent pas. Le sacrifice accompli par Rostopchin fut donc en pure perte. D’autre part, il y avait à considérer si la Russie, même après avoir perdu sa capitale, pouvait se croire en péril; et Napoléon avait le droit de dire, en citant ses propres campagnes, que la prise de Vienne et celle de Berlin avaient certainement fait moins de mal à l’Autriche et à la Prusse que ne leur aurait coûté la destruction de ces deux villes.
Voilà le pour et le contre. Que décidons-nous?
Une infraction au droit de la guerre en amène une autre: abyssus abyssum invocat. La conduite de Rostopchin fut une réponse à celle de Napoléon. Laissant de côté la cause même de la guerre de Russie, que je ne discute point, j’observe que Napoléon, en franchissant le Niémen, avait compté sur deux choses:.la première, que le pays lui fournirait des ressources; la seconde, que les Russes accepteraient le duel en une ou deux batailles rangées, après lesquelles il ne leur resterait, vaincus, qu’à recevoir la loi du vainqueur. Or, ce calcul impliquait une double violation du droit de la guerre, non pas tel que Napoléon et ses adversaires le pratiquaient, mais tel que nous le révèle la notion de la guerre, et que nous cherchons à le déterminer.
Pour vaincre la Russie en l’attaquant chez elle, c’est-à-dire, au besoin, pour la conquérir, il y avait à remplir deux conditions. La première était de pouvoir l’occuper militairement tout entière, en tenant compte, par conséquent, de l’immensité de son étendue, sa principale et naturelle défense. Ce n’était donc pas avec 400,000 hommes que Napoléon devait franchir le Niémen, c’était avec 1,200,000, faute de quoi il contrevenait à ses propres maximes, en prétendant subjuguer la Russie avec une force réellement trop faible.
La seconde condition, c’est que, à part la ressource que l’armée envahissante pouvait trouver dans les magasins militaires dont elle parviendrait à s’emparer, elle devait être en mesure de subsister de ses propres moyens, sans rien extorquer à la population; puisque, d’après la critique que nous avons faite, la maraude est une infraction au droit de guerre, qui dans certains cas rend nulle la victoire.
L’événement a confirmé cette théorie. L’armée française n’était pas à cent lieues de l’autre côté du Niémen que la campagne pouvait être considérée comme perdue. Les victoires de Smolensk et de la Moscowa ne rétablirent point les affaires; le froid, qui plus tard assaillit l’armée française, ne fut qu’un sinistre de plus dans un désastre aux trois quarts accompli.
La conduite de Napoléon, dans cette injustifiable campagne, servit de provocation et jusqu’à certain point d’excuse à celle de Rostopchin. Il était évident, d’un côté, que Napoléon ne pouvait porter le guerre en Russie, à six cents lieues de sa capitale, sans exercer une immense maraude; le service dé transport qu’il essaya d’organiser de Dantzig au Niémen et qui ne lui fut presque d’aucune utilité le prouve. D’autre part, il n’est pas moins clair qu’un pays de cinquante millions d’âmes ne pouvait jouer son indépendance sur le sort d’une bataille contre une armée de 400,000 hommes. C’était laisser trop d’avantage à Napoléon. La loi des forces n’était plus observée. Napoléon ne pouvait plus dès lors être considéré comme un vrai conquérant, le représentant de la civilisation et du progrès, puisque, si l’on pouvait accorder qu’il eût pour lui l’idée, il n’avait pas le nombre, il n’avait pas la force. C’était un usurpateur de souverainetés, un perturbateur de l’Europe, un aventurier qu’il fallait détruire à tout prix, en l’affamant. A cet égard, Rostopchin dut se croire d’autant plus autorisé que Napoléon lui donnait l’exemple. En vertu du principe que le salut de l’armée est pour un général la loi suprême, Napoléon avait donné l’ordre, afin de ralentir l’ennemi, de brûler tout ce qu’on ne pouvait emporter, et jamais ordre ne fut plus consciencieusement exécuté, dit M. Thiers, que celui-là ne le fut par Davoust.
Tout se tient dans les choses humaines: une faute contre le droit. de la force en devient une contre le droit des gens, et de faute en faute la puissance la mieux établie finit par se perdre. Quels que fussent les griefs de Napoléon contre Alexandre, dès lors qu’il ne pouvait absorber la Russie, ni même l’occuper militairement, il devait s’abstenir de toute invasion. La manière dont a été faite la guerre de Crimée servirait au besoin à justifier cette proposition; cette guerre, où fut déployée une puissance bien