La Louve. Paul Feval
y avait longtemps que ces choses étaient passées. On était en1705; le grand roi avait soixante-huit ans; le duc de Chaulnes était mort, son successeur aussi, et Son Altesse Sérénissime le comte de Toulouse, second fils légitimé de Louis XIV, avait maintenant le gouvernement de la province de Bretagne. Rohan-Polduc, refroidi par l’âge, se tenait à l’écart dans sa maison amoindrie et vivait près de sa fille, une ange de beauté dont la vue lui inspirait sans doute dés pensées de résignation et de paix.
A droite du pont rustique, le rempart tournait vers l’Occident et enveloppait des logis abandonnés que flanquait un balcon en forme de tourelle. Histoire guerrière pour la brèche, légende poétique pour le balcon. Cette partie du château avait un aspect de mélancolie solitaire. Depuis que César de Rohan, fils unique du vieux comte, était mort, personne n’avait franchi le seuil de sa demeure, et pourtant, derrière les draperies que le vent soulevait par les trous des châssis, on voyait bien souvent une lueur briller toute la nuit, une lueur pâle qui ne s’éteignait qu’au jour.
Il y avait une mystérieuse histoire de mariage, célébré dans la chapelle abandonnée à l’insu du vieux Rohan. Cela se racontait aux veillées, mais de témoin ayant assisté à ces noces secrètes, nul n’en aurait pu citer un seul.
Donc, le23juin1705, tout dormait encore au manoir. Une vapeur épaisse s’élevait au-dessus des douves changées en marécages; les remparts et les corps de logis restaient noyés dans cette ombre, tandis que les plus hautes girouettes trempaient déjà leurs découpures dans la blonde lumière qui venait de l’Orient. Ce bizarre faisceau de donjons aigus, de pignons tailladés, de tourelles gothiques, semblait sortir de la nuit comme saint Guéhéneuc jadis l’avait fait sortir de terre.
D’habitude, à cette heure matinale, quand Rohan-Polduc ne découplait pas ses chiens courants, tout était solitude et silence autour de sa maison, mais aujourd’hui la route domaniale et les bas chemins étaient encombrés comme si c’eût été fête au bourg de Bouëxis-en-Forêt. On entendait rire et causer sous les taillis. Il y avait des gens à pieds, le bâton de houx à la main et portant sur leurs épaules de bonnes sacoches pleines; d’autres venaient à cheval sur de petits bidets à tous crins, qui couraient l’amble, la tête basse, piétinant dans la poudre et laissant pendre les sabots de leurs cavaliers jusqu’au ras de terre; d’autres enfin piquaient les bœufs paresseux de leurs charrettes chargées de gerbes ou de foin.
Tout cela cheminait dans des sentes profondes entre les haies d’épines noires et de prunelliers, où le genêt glissait çà et là ses gousses d’or. C’était la veille de la Saint-Jean, et les tenanciers du pays de Rennes ont gardé la coutume de payer leurs redevances à cette époque, pour le printemps, à la saint-Michel pour l’automne.
Piétons, cavaliers et richards en charrette se rencontrèrent en avant des douves et pénétrèrent de compagnie sur la pelouse ouverte qui aboutissait à la brèche. Personne ne s’avisa de soulever le marteau à tête de bélier, suspendu au battant droit du portail. On attendit. Les fillettes qui apportaient des bouquets d’aubépine s’assirent sans façon sur l’herbe mouillée, autour de leurs fleurs dressées en faisceaux; les charrettes, dételées, furent rangées par ordre, tandis que les bœufs maigres et de chétive venue paissaient le gazon de la pelouse, déjà maintes fois tondu par les troupeaux de Rohan. Gars et métayers allumèrent leurs pipes et se chômèrent en cercle, comme on dit là-bas, debout, le grand chapeau sur la tête, le bâton attaché à la boutonnière, graves, taciturnes et ne laissant échapper aucune marque d’impatience.
Pendant que les ménagères tricotaient la grosse laine, les jeunes filles babillaient, regardant du coin de l’œil la partie occidentale des remparts, autour desquels la brume semblait se condenser pour livrer une suprême bataille aux rayons vainqueurs du soleil. Elles se montraient au doigt un lourd balcon de granit dont le profil saillait au-dessus des murailles, et, tout bas, elles se disaient en frissonnant:
–C’est là!
Un son de trompe retentit au lointain dans la forêt. Les hommes prêtèrent l’oreille.
–M. l’intendant Feydeau s’est levé de bon matin aujourd’hui, dit Jouachin, un métayer à la barbe grise, qui ajouta en secouant la tête d’un air triste: J’ai vu le temps où le domaine de Rohan était si long et si large que, d’ici où nous sommes, on ne pouvait jamais ouïr que la fanfare de Rohan!
Un second son de cor plus rapproché éclata vers le midi. Le rouge monta au visage de Jouachin et il n’y eut pas un gars autour de lui qui ne fermât les poings en fronçant le sourcil.
–Rohan dort, prononça lentement le bonhomme; les gens de France en feront tant et tant que Rohan s’éveillera!
Les fillettes ne s’occupaient que du balcon mystérieux.
–C’est là! c’est là! répétaient-elles; une femme blanche et un cavalier tout noir…
–Chaque nuit que Dieu donne!
–Et ceux qui passent de l’autre côté de la douve entendent piaffer un cheval au fond des fossés, dans l’oseraie.
–Le cavalier est César de Rohan, le pauvre jeune monsieur décédé, voilà qui est sûr!
–Et la femme blanche est Jeanne de Combourg, sa fiancée, morte à vingt ans!
–Et la fenêtre qui s’ouvre? demandait quelque voix timidement sceptique. Et le cheval qui piaffe dans l’oseraie?
–Ah1Seigneur Jésus! sait-on expliquer ces choses de l’autre monde?
–Le premier son de trompe, disait cependant Jouachin, est monté des fonds de la Sangle. Le second est venu de la Fosse-aux-Loups, et j’ai bien reconnu l’embouchure du piqueur de l’intendant Feydeau: ce n’est donc pas l’intendant Feydeau qui mène la chasse au fond de la Sangle.
–Lui ou d’autres, dit une voix aigrelette qui sortait du brouillard; les gens de France s’amusent où ils veulent et quand ils veulent, chez nous!
–Yaumy! le cousin Yaumy! crièrent tous à la fois les fermiers de Rohan; Yaumy, le joli sabotier!
–On ne voyait point encore le cousin Yaumy, caché par la brume et par cette oseraie où piaffait toutes les nuits le cheval fantôme. Il se montra enfin de l’autre côté de la douve qu’il côtoya pour entrer dans le pâtis.
Le cousin Yaumy n’était pas de belle taille, mais sa veste de toile feutrée recouvrait de larges épaules; un bonnet de laine tombait jusque sur ses petits yeux endormis et malins. Il n’avait ni bidet ni charrette, et la sachée plate qu’il portait à la main aurait tenu dans la pochette de son gilet.
Yaumy, le joli sabotier, traversa la pelouse en se balançant sur ses jambes noueuses et s’avança jusqu’au centre du cercle. Sa pipe était toute bourrée, il l’alluma préalablement, puis il souhaita le bonjour avec politesse au cousin Jouachin, au cousin Josille, au cousin Mathelin, au cousin Julot, ainsi qu’à une demi-douzaine d’autres cousins dont les noms ne sont point parvenus jusqu’à nous. Il adressa un signe de tête protecteur aux cousines jeunes et vieilles, et regarda d’un air sournois la porte fermée du château.
En tout autre pays, ce regard eût présagé une question, mais le paysan de la haute Bretagne est prudent comme le Normand, son voisin; il ne sait guère parler franc ni regarder en face: ceci à l’ordinaire. Dans les grandes occasions, quand une fois son bonnet a passé par-dessus les moulins, il faut lui fendre le crâne jusqu’aux dents pour le forcer à baisser les yeux ou le réduire au silence.
–Tu viens comme cela des fonds de la Sangle? demanda Jouachin.
–Oui, oui, répliqua le joli sabotier, et il y a une bonne trotte!. hein? en voilà-t-il un brouillard qui choisit sa place? de l’autre côté des douves on ne voit pas seulement le bout de son nez; là-haut, le temps est clair comme de l’eau de roche. Tout cela, c’est des gelées pour la Saint-Pierre et ça fait du mal au blé noir!
–Et