La Louve. Paul Feval

La Louve - Paul  Feval


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tout à l’heure après vous, Josse, reprit Yaumy qui cherchait une contenance.

      Maître Josselin le regardait entre les deux yeux.

      –Écoute-moi bien, fit-il, je veux te parler!

      Il y avait, non point dans ces mots, mais dans l’accent du jeune homme, une menace si évidente, que Yaumy, robuste et habitué aux luttes campagnardes, se tint pour averti.

      –J’écoute, répliqua-t-il en ramassant ses muscles et en pliant déjà les jarrets.

      –Je veux te dire, reprit maître Josselin, que tu as perdu ta peine en venant espionner de ce côté-ci; Tu n’as rien vu!

      –Dieu merci! grommela le joli sabotier, je ne suis pourtant pas aveugle!

      –Tu n’as rien vu! répéta le jeune homme, dont les sourcils se froncèrent.

      –Moi, je dis que j’ai vu! s’écria Yaumy. Mon jeune maître Josselin, vous n’avez pas encore la poigne assez forte pour me faire peur. J’ai vu et reconnu la demoiselle.

      Un éclair s’alluma dans les yeux de Josselin, dont la joue resta pâle; sa main gauche quitta l’épaule de Yaumy pour lui saisir violemment la peau de la gorge; en même temps, sa main droite se plongea sous le revers de sa veste, d’où il tira un couteau de chasse, à la lame brillante et fraîchement aiguisée.

      Le cousin Yaumy se laissa choir sur ses genoux.

      –Tu n’as rien vu! répéta pour la troisième fois Josselin.

      –C’est pourtant Dieu vrai il répéta cette fois le joli sabotier plus mort que vif; je n’ai rien vu du tout! mais du tout!

      Josselin le repoussa du pied et prit lentement le chemin de la maîtresse porte.

       LE JEUNE MONSIEUR CÉSAR

       Table des matières

      C’était une salle de grande étendue, voûtée en arceaux, que soutenaient quatre paires de piliers de pierre rouge de Pont-Réan. Cette pièce, plus longue que large, tenait du vestibule et de la salle d’armes; la principale porte donnait sur le perron de la cour intérieure et faisait face au maître escalier du manoir, dont la dernière marche s’enclavait dans le sol même de la salle. Au-devant de l’escalier, une vieille draperie de toile d’argent, rapiécée en mille endroits, descendait de la voute jusqu’aux carreaux.

      Une seule fenêtre ogive, à petites vitres losangées de plomb et défendues par un grillage, éclairait cette salle qui était pourtant la plus utile et la plus fréquentée du manoir. Dame Michon Guitan s’y tenait volontiers sous l’énorme’ manteau de la cheminée; c’était son domaine, et maître Alain Polduc, tout cousin de Rohan qu’il était, avait essayé vainement de l’en chasser. Il y avait eu compromis entre ces deux autorités rivales: maître Alain avait pris possession de la croisée et des alentours, dame Michon avait gardé le foyer avec ses dépendances. Maître Alain avait la lumière, mais il avait aussi le vent froid qui se glissait entre les fentes des châssis. Dame Michon, obligée d’allumer sa résine en plein midi, pouvait au moins se tenir les pieds chauds.

      Le grand jour du dehors n’allait pas beaucoup au-delà de la table de chêne noir où maître Alain Polduc étalait ses registres. On pouvait encore cependant compter les nervures tremblées des premiers piliers et même blasonner, si l’on avait de bons yeux, le grand écusson de Rohan, Parti: de gueules à neuf macles accolées d’or, pour Rohan, et d’hermines plein pour Bretagne, avec cette devise si connue: Potius mori quam fœdari. Les deux autres paires de piliers étaient déjà dans l’ombre, et, malgré le eierge de résine qui brûlait à la paroi du foyer, on avait grande peine à distinguer les plis rougis de la draperie d’argent.

      Dame Michon et maître Alain étaient séparés par toute la longueur de la salle. On pouvait les considérer comme les deux premiers ministres des petits États de Rohan-Polduc; dame Michon était femme de charge, maître Alain remplissait les fonctions d’intendant.

      Il était arrivé un soir du pays de Tréguier, en Basse-Bretagne, crotté jusqu’à l’échine, affamé comme un loup, et se réclamant de je ne sais quelle parenté lointaine. En ce temps, chacun s’en soutenait bien, il avait la joue creuse, l’œil timide et discret, la bouche emplie de miel, les reins souples surtout. C’était le petit homme le plus humble et le plus doux de l’univers; maintenant, sa joue était renflée, son œil regardait en face effrontément, sa voix tranchait, sa courte taille se redressait avec importance. Le hobereau famélique avait du foin dans ses bottes; déjà il tournait à l’obésité financière et mettait à piller son pauvre noble cousin une raideur toute Spartiate.

      Le mal, c’est que trop souvent ces austères coquins réussissent à escroquer la confiance des hommes de cœur. Maître Alain comptait ses syllabes et parlait cinq ou six fois par jour de sa vertu farouche, ainsi que de son dévoûment ardent à la cause protestante. Rohan n’était pas éloigné de le regarder comme un saint. Il consultait dans les grandes occasions et se reposait aveuglément sur lui pour les menus détails. Or ce que Rohan appelait menus details, c’était l’administration même de ses domaines.

      Ce matin, dame Michon avait, comme d’habitude, son cercle auprès du foyer; maître Alain occupait le centre d’un groupe au-devant de la croisée. La plupart des tenanciers que nous avons vus arrêtés sur la pelouse se rangeaient autour de lui dans une attitude respectueuse. Maître Alain, assis dans une chaire de bois sculpté, compulsait les registres et inscrivait les rentes payées. Mais cela ne se faisait pas tout de suite; il fallait auparavant un travail préparatoire, à cause de la diversité grande des monnaies courantes. Josselin Guitan, le beau jeune homme à la chevelure brune, qui, trois fois de suite, avait répété à notre cousin Yaumy: «Tu n’as rien vu,» était chargé de mettre d’accord les sous nantais, les croisettes d’Anjou, les liards de France, les doubles normands et rennais, les piécettes au mouton et les gros cuivres de Laval. Ce n’était pas une sinécure, et Josselin Guitan, debout, la craie à la main, devant une planche noircie, faisait des additions d’une aune pour la moindre redevance de quinze ou vingt écus. Il semblait, du reste, se donner tout entier à sa besogne, et vous auriez cherché en vain, dans son regard calme et froid, la trace de sa récente violence.

      Chaque fois que la somme des fermages payés arrivait à former mille livres, Josselin traçait une croix blanche en haut de son tableau. Quand une discussion s’élevait entre les fermiers et l’intendant touchant le cours légal des pièces, leur titre et leur poids, Josselin croisait ses bras sur sa poitrine et fermait les yeux, en homme dont la pensée est loiu de son occupation présente.

      Dans l’âtre, deux gros tisons, couverts de cendres, fumaient sous la crémaillère où pendait le chaudron plein de bouillie d’avoine. Dame Michon était assise à la place d’honneur, au côté gauche de la cheminée; auprès d’elle tournait, avec un cri périodique et gémissant, son rouet supporté par deux montants guillochés, à l’un desquels se balançait la petite bouteille d’huile, avec sa plume servant de pinceau. Tout en filant, dame Michon trouvait moyen de faire encore trois autres choses, savoir: agiter doucement un berceau qui était à portée de sa main, dès que son rouet, bien lancé, pouvait fournir tout seul une certaine carrière, fumer sa pipe, pleine de tabac qui n’avait point payé la redevance aux gens du roi, et jouer de la langue énergiquement, comme une digne Bretonne qu’elle était.

      Son auditoire se composait des serviteurs du château et des fermiers qui avaient achevé de régler leurs comptes avec maître Alain. Parmi eux se trouvaient le cousin Yaumy et Jouachin, le vieux métayer. On parlait à haute voix auprès de la fenêtre, dans le groupe officiel, présidé par l’intendant; sous le manteau de la cheminée, on devisait discrètement, comme si c’eût été déjà l’heure intime de la veillée.

      –Quoi donc! disait dame Michon


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