La Louve. Paul Feval

La Louve - Paul  Feval


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son fils et sa femme.

      Bien des regards d’intelligence furent échangés autour du foyer; chacun songeait aux deux ombres qu’on avait aperçues tant de fois sur le balcon de la tour de l’Ouest.

      –Voilà déjà que nous ne parlons plus du temps de saint Guéhéneuc! murmura Yaumy qui retrouva son sourire narquois.

      Les fillettes et les ménagères se disaient:

      –Puisque César et Jeanne la Belle ne sont plus là, pourquoi voit-on toujours l’apparition de la tour de l’Ouest?

      On croyait bien aux fantômes, en ce temps-là, puisqu’on y croit encore un petit peu de nos jours, au pays de Bretagne; mais je ne sais pourquoi la croyance aux fantômes est toujours doublée de certains soupçons qui n’ont rien de surnaturel.

      –Ils s’aimaient, sous le regard de Dieu, continuait cependant la femme de charge; ils étaient beaux et tout jeunes; le chapelain qui les avait unis disait sa messe à leur intention, et nous ajoutions tous un Oremus à notre prière du soir pour que Dieu mît fin à leurs peines, car Jeanne de Combourg avait la piété d’un ange et notre jeune M. César était resté fidèle à la vraie foi. La nuit dont je vous parle, Rohan nous fit sortir et resta seul avec cet homme-là qui est le malheur. Une demi-heure se passa. Puis, dans la salle où nous attendions, inquiets, nous vîmes entrer Rohan, la joue pâle et la prunelle tachée de rouge.

      –Qui a donné à l’étrangère l’entrée de mon château? demanda-t-il d’une voix étouffée.

      Il savait tout! Cet homme-là était derrière lui, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux baissés modestement. C’était lui qui avait trahi le secret de notre jeune maître. Comment l’avait-il découvert? Dieu seul le sait. On alla chercher César de Rohan et sa femme, une pauvre belle créature blanche et frêle qui pleurait avec son petit enfant dans ses bras. Valentine, le cher et noble cœur, se jeta aux genoux de son père. Rohan ne lui avait-il jamais rien refusé en sa vie; mais cette fois il la repoussa durement.

      –Toi que j’appelais mon fils et qui m’as déshonoré, dit-il à César, va-t’en, je te maudis!

      Sans cet homme-là, il ne se serait trouvé personne pour ouvrir la porte. Ce fut lui qui leva la barre. L’orage était terrible au dehors, le vent brisait les branches des chênes de la forêt, le tonnerre secouait les vieilles murailles du château; César de Rohan et sa femme sortirent; ce fut cet homme-là qui referma la porte sur eux!

      –Combien y a-t-il de croix? demanda en ce moment, à l’autre bout de la salle, maître Alain, qui repoussa son registre.

      Josselin Guitan se retourna vers le tableau et compta:

      –Cinq, dix, quinze, vingt, trente. Il y a trente-cinq croix, dit-il.

      –Trente-cinq mille livres à la Saint-Jean, pensa maître Alain, qui eut un sourire, trente-cinq mille livres à la Noël, Rohan possède encore sept mille pistoles de revenus!

      Puis il y eut silence auprès de la croisée comme aux alentours du foyer. Le soleil, avançant dans sa course, frappait gaiement les vitraux. On entendait en forêt le son lointain et continu de la trompe.

      Les doigts de dame Guitan se crispèrent sur la poignée de son rouet qui rendit une aigre plainte.

      –Oh! cet homme-là! cet homme-là! fit-elle, tandis que maître Alain souriait benoîtement aux trente-cinq croix tracées sur la planche noire.

      –Je suis bien vieille, poursuivit-elle, mais il n’y a pas une nuit pareille dans mes souvenirs. Toutes les toitures de chaume furent enlevées entre la forêt et Vitré; le tonnerre incendia le manoir de Tréla, le grand étang de Paintourteau rompit sa chaussée, et la Vilaine, débordée, couvrit cinq lieues de route. Les voyageurs perdus, on ne les compta point!… La paroisse de Noyal enterra deux pauvres jeunes gens, l’homme et la femme, qu’on avait trouvés serrés dans les bras l’un de l’autre au fond d’un ravin, et le vicaire vint dire à Rohan: «Voulez-vous mettre un marbre sur la tombe de votre fils unique?»

      Rohan regarda cet homme-là, ce Polduc, qui secoua la tête. Et Rohan ne voulut pas. Le prêtre ajouta: «Il y a un petit enfant que le Ciel a conservé par miracle.»

      Rohan fit seller son cheval; il alla chercher l’enfant et resta deux jours absent du château. Les uns disent qu’il voua l’enfant dans un couvent de Rennes; les autres, qu’il le cacha aux environs de la ville de Quimper. Personne n’en sait rien; c’est le secret de Rohan; et Rohan répète sans cesse: «Je n’ai pas d’héritier!»

      –Tout le monde ici! ordonna maître Alain Polduc, qui venait de fermer son registre.

      Peu à peu, les rangs s’étaient éclaircis autour de la croisée, à mesure que l’auditoire de dame Michon Guitan devenait plus nombreux. On s’empressa d’obéir à maître Alain, et chacun, gardant l’impression triste du récit de la femme de charge, revint vers le bureau de l’intendant. On regardait cet homme-là, comme dame Michon l’appelait, et, sur son visage détesté, les fermiers de Rohan découvraient je ne sais quelle menace fatale.

      –Les comptes sont justes pour cette année, mes chers amis, dit maître Alain, qui épanouit sur ses lèvres son meilleur sourire; maintenant, nous allons régler l’arriéré.

      Ce ne fut qu’un cri dans toute la salle. L’arriéré avait pour cause ce grand désastre dont Michon Guitan venait de parler: la rupture des digues de Paintourteau et le débordement de la Vilaine. La récolte avait été ravagée, et cette réclamation inattendue n’était rien moins que la ruine pour la plupart des métayers. Le tumulte montait, parce que Alain, renversé sur sa chaise, souriait toujours et semblait provoquer la foule. Il ne disait mot, laissant grandir la clameur et tournant ses pouces comme un brave homme bien content. Les femmes pleuraient, les hommes allaient bientôt menacer.

      –Au temps jadis, disait le vieux Jouachin, Rohan aidait ses vassaux au lieu de les écraser!

      –Si notre jeune monsieur était en vie, reprenait une ménagère, il intercéderait pour nous.

      –Et Valentine de Rohan, demandait une autre, sait-elle comment on traite les serviteurs de son père?

      Une voix s’éleva dans l’ombre à l’extrémité opposée de la salle et répondit:

      –Rohan le sait-il lui-même?

      –Dame Michon a raison, s’écria-t-on de toutes parts; Rohan ne sait pas, Rohan est un bon maître. Rohan, Rohan! nous voulons voir Rohan!

      Alain Polduc fit. un geste dédaigneux pour réclamer le silence.

      –Vous ne verrez pas Rohan, dit-il; mon noble cousin n’a pas le temps de s’occuper de vous.

      Dame Michon Guitan avait quitté sa place sous le manteau de la cheminée, elle marcha jusqu’à l’intendant, appuyée sur sa quenouille, dont elle se servait en guise de bâton, et vint se mettre debout en face de lui.

      –As-tu donc intérêt à mentir, Alain Polduc? prononça-t-elle assez haut pour que tout le monde pût l’entendre. Rohan viendrait, si la voix de ses vassaux arrivait jusqu’à lui.

      –Femme, répliqua l’intendant qui fronça le sourcil, mêlez-vous de ce qui vous regarde!

      –Tout ce qui regarde Rohan me regarde, Alain Polduc, poursuivit dame Michon.

      Et se tournant vers les vassaux, elle ajouta:

      –Les murs sont épais ici et Rohan se fait vieux; appelez-le par son nom tous ensemble!

      La voûte trembla au cri des tenanciers qui appelèrent par trois fois: Rohan!Rohan! Rohan!

      Dame Michon écarta les rangs avec sa quenouille et traversa la salle dans toute sa longueur pour gagner la draperie d’argent dont les plis retombaient au-devant du maître escalier. Elle fit glisser la draperie sur sa tringle et chacun put voir, tout en haut des marches,


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