La Louve. Paul Feval

La Louve - Paul  Feval


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la Sangle?

      –Le comte de Toulouse, notre gouverneur, est un beau jeune prince, répliqua Yaumy, qui jeta à la ronde un regard cauteleux.

      Fillettes et métayères s’étaient levées pour écouter mieux, et d’instinct les fermiers de Rohan avaient rétréci leur cercle.

      –C’est bien le moins que les beaux jeunes princes se divertissent, reprit Yaumy; ça l’amuse de chasser, le comte de Toulouse! ce n’est pas sa faute, s’il trouve le domaine de Rohan sur le chemin de son gibier.

      –C’est donc le comte de Toulouse qui chasse là-bas?

      La voix de Yaumy prit des inflexions sourdes et ses yeux se tournèrent vers le balcon de granit où le soleil, perçant la brume, mettait de rougeâtres reflets.

      –Il y a chasse et chasse, grommela-t-il; chasse de jour, chasse de nuit. chasse en forêt, chasse à la maison. Priez Dieu que le comte de Toulouse se borne à chasser dans les taillis de Rohan!

      Depuis quelques minutes on entendait un murmure vague et sans cesse grandissant, à l’intérieur du château: c’était comme le réveil du vieux manoir: des voix s’appelaient et se répondaient; le pavé de la cour sonnait au choc des gros sabots pleins de paille; le chenil aboyait et les chevaux de Rohan hennissaient au fond des écuries.

      Au moment où toutes les bouches s’ouvraient pour réclamer l’explication des paroles énigmatiques de Yaumy, une clé gronda dans la serrure, puis on entendit la lourde barre de bois glisser hors de l’entaille pratiquée dans le mur; le battant droit de la porte roula lentement sur ses gonds avec les cinq têtes de loup qui le chargeaient; une femme de cinquante ans à peu près, coiffée d’un bonnet rond, collant, en étoffe de laine noire, d’où s’échappaient les mèches épaisses de ses cheveux déjà grisonnants, parut sur le seuil et sembla compter du regard la foule des vassaux.

      Il n’y eut pas un paysan qui ne se découvrît, ne fût-ce qu’un petit peu; métayères et fillettes firent ensemble la révérence, et tout le monde prononça d’une seule voix ce salut solennel:

      –Bonjour à vous, dame Michon Guitan!

      Dame Michon Guitan portait sa quenouille au côté comme un soldat vaillant qui ne se sépare jamais de son épée; elle avait une camisole plate, ajustée jusqu’au menton et sur laquelle se rattachait la piécette carrée d’un tablier de toile bleue; une jupe d’épluche, rayée de rouge et de noir, laissait voir ses bas de gros tricot, perdus dans d’immenses sabots roses fourrés de peaux de mouton.

      C’était une belle paysanne dans toute la force du terme. Son air était grave et doux. Elle avait un peu de barbe au menton et un commencement de moustaches. Quand elle souriait, ce qui arrivait bien quelquefois malgré son importance, on voyait des deux côtés de sa bouche deux trous ronds qui semblaient pratiqués dans ses dents avec une vrille. Pour connaître la véritable origine de ces trous, il suffisait de regarder la ceinture du tablier de dame Michon Guitan, où une pipe courte et vénérablement noircie était passée. Cette pipe, contre le fourneau de laquelle venaient battre les grains de cuivre d’un long rosaire, suspendu au cou de dame Michon, produisait, quand elle marchait, une musique toute particulière.

      –Bonjour à vous trétous! dit-elle en inclinant la tête gravement; bonne Saint-Jean pour vous et pour vos maisonnées! Est-ce que mon garçon Josselin n’est point avec vous?

      –Nous n’avons mie vu votre gars Josselin, dame Guitan, répondit Jouachin.

      –Faudrait donc pour ça, dit Yaumy d’un air innocent, que votre gars Josselin aurait couché dehors, puisqu’il n’y a pas plus d’une minute que le portail est ouvert.

      –Je sais bien, ajouta-t-il à part lui et jetant un coup d’œil rapide vers le rempart occidental, je sais bien. qu’il y a la petite porte qui donne sur l’oseraie, au bas bout de la douve.

      Le cousin Yaumy avait de bons yeux, et pourtant, il ne vit rien que la brume étendue, comme une nappe opaque sur toute cette partie du paysage. Cependant le niveau du brouillard s’abaissait peu à peu, et l’on apercevait confusément les plus grandes tiges des osiers qui se balançaient à la brise. Ces tiges partaient d’un pli de terrain formant le prolongement des anciens fossés, qui tournaient à l’ouest du manoir et allaient se perdre derrière les remparts, en passant précisément sous le fameux balcon. L’oseraie était séparée de la pelouse ou pâtis par une haie d’épine mal entretenue; elle s’étendait sur une largeur de vingt ou trente pas, bordée par un talus sous lequel on découvrait des vestiges de maçonnerie; puis le sol s’affaissait en une brusque descente et tombait ainsi jusqu’au fond de la vallée.

      Un sentier à peine tracé courait le long de la douve et suivait cette pente de la colline à travers les touffes de ronces.

      Dame Michon Guitan était là pour donner entrée aux tenanciers de Rohan, mais au lieu de s’effacer et de leur livrer passage, elle restait sur le seuil toute pensive. Après un silence elle mit sa main au-devant de ses yeux, et son regard, passant par-dessus les têtes de la foule, interrogea la lisière de la forêt.

      A ce moment, un bruit se fit du côté de la douve; c’était comme une porte ouverte avec lenteur et grinçant sur ses gonds rouillés. Les hautes tiges d’osier s’agitèrent. Tout le monde vit et entendit cela. Michon Guitan changea de couleur.

      Personne ne bougea cependant, sauf le joli sabotier Yaumy, qui se coula derrière les charrettes jusqu’à la haie d’épines.

      –Entrez, bonnes gens, entrez, dit Michon rapidement et d’une voix tremblante; Rohan me ferait des reproches, s’il savait que ses fermiers attendent à la porte de sa maison.

      Il était évident qu’elle cherchait à donner le change à la curiosité déjà éveillée; mais elle avait trop tardé. On vit passer dans la brume éclaircie une forme humaine enveloppée d’une mante de couleur sombre et le visage couvert d’un long voile. L’apparition glissa hors de l’oseraie, et l’on eût dit que la brise l’emportait au versant de la montagne.

      En même temps le galop d’un cheval s’étouffa sur l’herbe épaisse.

      Cela fut rapide comme la pensée. Les tenanciers de Rohan restaient bouche béante et les fillettes se demandaient si ce n’était point un rêve.

      Mais elles virent dame Michon Guitan, toute pâle, baiser à la dérobée la croix de son rosaire. La bonne femme fit signe aux fermiers d’entrer; il semblait qu’elle n’eût plus de parole. Les fermiers obéirent en silence; chacun d’eux pensait:–Le ’cousin Yaumy nous dira de quoi il retourne!

      Qu’y avait-il? une poterne ouverte de l’autre côté du rempart, le passage d’un être humain à travers l’oseraie, le galop d’un cheval invisible, enfin et surtout l’émotion de dame Guitan; c’était plus qu’il n’en fallait. Ce brouillard, plus impénétrable que la nuit même, cachait un mystère. Pour savoir le mot de l’énigme, il n’y avait que le cousin Yaumy, blotti contre la haie.

      Ménagères et fillettes, garçons et métayers calculaient que l’apparition avait dû passer à dix pas de lui au plus. Quand tout le monde eut franchi le seuil de la maîtresse-porte dont le battant se referma sur Michon Guitan, le cousin Yaumy se frotta les mains et se prit à rire tout doucement.

      –Oui bien! oui bien! murmurait-il en se grattant la tête sous son bonnet de laine; maître Alain me donnera quelque chose pour cela!

      Il était tout gaillard, le joli sabotier, et il eût bien juré ses grands dieux qu’il n’y avait là personne pour le voir ou l’entendre. Aussi poussa-t-il un cri de frayeur en se sentant retenu par derrière, au moment où il quittait son poste d’observation pour gagner la brèche à son tour. Il se retourna vivement; un jeune homme de haute taille, à la figure pâle et intelligente, couronnée de longs cheveux noirs, s’était dressé en face de lui de l’autre côté de la haie.

      –Ah! ah! fit Yaumy, qui essaya de sourire, c’est vous,


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