La Louve. Paul Feval

La Louve - Paul  Feval


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prunelle.

      –Aimes-tu entendre le tonnerre? demanda-t-il brusquement.

      Puis il ajouta, en tâchant de sourire:

      –Le ciel de Bretagne doit bien un coup de foudre à notre dernière heure, mon cousin. J’ai fait un rêve où j’ai vu le roi Louis pâlir sur son trône en écoutant le dernier soupir de Rohan!

      –Voilà bien des jours, disait cependant dame Michon à son compère Jouachin, que notre monsieur n’est plus le même. Son œil est fixe, sa prunelle brûle. Il y a quelque terrible pensée dans l’esprit de Rohan!

      –Que Dieu le garde surtout, murmura le vieux métayer, de s’attaquer aux gens de France!

      L’attention du gros des tenanciers était tout entière à Josselin Guitan, qui achevait de séparer en deux parts égales l’argent des fermages. Maître Alain comprenait que toute objection était désormais impossible, mais il pensait: «Les actes d’un fou sont nuls et de nul effet devant la loi.»

      –Voyez! reprit-il en changeant de ton et de batteries, j’allais oublier une chose qui a bien son importance aujourd’hui. N’ai-je point entendu dire que mon noble cousin avait fait faire le bois pour sa chasse, jusqu’à la croix de Mi-Forêt?

      –Les brisées font le tour de la croix, suivant rapport de mon veneur, répliqua le vieillard.

      –Il y a de ce côté-là d’autres brisées, dit maître Alain, sur lesquelles il ne faut plus marcher. Vous pourriez rencontrer à la Mi-Forêt des gens avec qui vous ne frayez point: notre voisin Feydeau, l’intendant royal, votre beau neveu, Morvan de Saint-Maugon et monseigneur le gouverneur lui-même.

      –Toulouse sur mon domaine! s’écria Rohan, dont la figure pâle se couvrit de rougeur.

      –A la date d’hier, 22juin1705, répartit maître Alain doucereusement, la futaie de Mi-Forêt, mon noble cousin, ne fait plus partie de votre domaine.

      –Vendue! murmura Rohan dont la lèvre trembla; c’est vrai! chaque jour le cercle se rétrécit autour de ma maison qui chancelle! Des fenêtres de mon manoir je verrai bientôt passer leur meute sous le couvert. Pourquoi Rohan vivrait-il quand la Bretagne est décédée? Dieu fait bien ce qu’il fait; Rohan n’a pas d’héritier!

      –Voici deux parts de dix-sept mille cinq cents livres chacune, dit Josselin Guitan, qui avait achevé sa besogne.

      Maître Alain détourna la tête pour ne point voir. Le front du vieux comte se redressa.

      –Il y a moitié pour moi, dit-il, moitié pour mes tenanciers dans le malheur. Je veux que vous vous partagiez ceci, bonnes gens, et qu’il ne vous soit plus parlé du restant de votre dette.

      –Béni soyez-vous, Rohan, notre seigneur! s’écria-t-on de toutes parts; que Dieu et la Vierge protègent la maison de Rohan!

      –Dieu, c’est bien, dit Rohan, ne parlez pas de madame la Vierge.

      –Ah! ah! fit Michon, qui avait les larmes aux yeux, je parle à la Vierge malgré toi et pour toi! tu es bon comme ton père, monseigneur! puisse ta fille être heureuse, maintenant que tu n’as plus de fils!

      Le vieux comte sembla un instant ranimé par ces acclamations cordiales.

      –Voilà que vous avez de quoi acheter des chandelles de cire, mes enfants, dit-il. Voyons! ferons-nous une belle Saint-Jean cette année? Où donc est Valentine? N’a-t-elle point préparé le cierge de Rohan, le cierge gros comme un arbre? Il y avait du bon dans la vieille chose.

      –Le cierge est là, répondit dame Guitan, qui s’approcha d’une haute armoire située entre l’escalier et la cheminée, et tout est bon, mon maître, dans la Sainte-Église que servaient vos aïeux.

      –Quant à notre demoiselle Valentine, glissa maître Alain, elle est sortie au point du jour, à. cheval.

      ––A cheval! répéta Rohan, au point du jour!

      –Voici le cierge, interrompit dame Michon, qui avait ouvert les deux battants de l’armoire.

      Le cierge de Rohan avait seize pieds de haut, et le vieux comte n’avait point exagéré en disant qu’il était gros comme un arbre. Cette masse de cire parfumée était couverte de découpures, de rubans et de fleurs. C’est à peine si le vieux comte lui accorda un regard distrait.

      –Pourquoi Valentine de Rohan ne sortirait-elle pas au point du jour, à cheval? murmura-t-il en se parlant à lui-même. Dieu merci! je ne soupçonne pas ma fille, qui est mon dernier amour sur la terre.

      –Retournez chez vous, bonnes gens, ajouta-t-il en prenant le bras de maître Alain Polduc, réjouissez-vous, si vous avez le cœur à la joie, et dites en passant qu’on rentre nos équipages de chasse. Nous voici revenus du bois.

      La foule des vassaux s’éloigna lentement, non sans prodiguer encore au généreux seigneur un trésor d’actions de grâces et de bénédictions. Rohan ne les écoutait plus et disait à maître Alain en remontant les marches du grand escalier:

      –Dans le bois, à la croix de la Mi-Forêt, il y a une image de sainte Anne, qui est la patronne des Bretons; la pelouse est unie et vaste.

      –Unie comme un velours, interrompit maître Alain; si bien que le comte de Toulouse y pourra mener le bal après la collation.

      Le vieux comte s’arrêta au seuil du salon d’honneur.

      –Que diraient-ils, mon cousin, demanda-t-il d’une voix sourde, si Rohan s’invitait à leur fête?

      Alain Polduc voulut répliquer; le comte lui ferma la bouche d’un geste souverain.

      –Et si Rohan paraissait au milieu d’eux, poursuivit-il, avec l’épée de Pierre de Bretagne son aïeul?

      Il poussa la porte du salon d’honneur. Derrière lui, la figure de maître Alain s’éclaira tout à coup vivement.

      –Est-ce que je touche au but déjà? pensait-il ayant peine à contenir sa joie, et, vais-je dater ma vie nouvelle, ma vie noble, riche, heureuse, de ce bon jour de la Saint-Jean?.

      Dans la salle basse, Josselin Guitan et sa mère restaient seuls auprès du berceau où l’enfant dormait. Les bruits du chenil et de l’écurie se taisaient; la dernière charrette avait quitté le pâtis. Josselin se pencha au-dessus du berceau et déposa un baiser sur le front de l’enfant. Quand il se releva, il tendit sa main à la bonne femme, qui la serra dans les siennes en silence. Ils restèrent un instant à se regarder.

      –Je me souviens de la figure que tu avais l’an passé à pareille époque, Josselin, mon fils, murmura dame Michon; tu es devenu maigre et bien pâle depuis ce temps-là. Il faut du sommeil aux jeunes gens. Qu’as-tu fait la nuit dernière?

      –J’ai cherché, répondit Josselin, je n’ai pas trouvé. Puisse notre demoiselle être plus heureuse que moi!

      –Où donc est-elle allée ce matin? demanda curieusement la bonne femme.

      –C’est son secret, ma mère. Il y a dans la maison de Rohan un bon ange et un mauvais ange. La lutte est engagée entre eux. Moi, je fais ce que je peux pour le bon ange.

      Il se dirigea vers l’armoire au cierge et répéta en baissant la voix:

      –Je fais ce que je peux, mais je n’ai plus guère d’espoir!

      –A quoi penses-tu donc, Josselin, mon pauvre Josselin? demanda la femme de charge, qui le vit debout devant l’armoire dont il tenait les deux battants ouverts.

      –Je pense, répliqua le jeune gars, que Rohan est toujours Rohan! Il faudra quatre hommes pour porter le cierge jusqu’à l’église.

      –A la Saint-Jean dernière, soupira dame Michon, notre jeune monsieur César le porta bien tout seul.

      Josselin


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