Nana. Emile Zola

Nana - Emile Zola


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sous les haleines chaudes qui passaient par les fentes. Mais Zoé introduisit Labordette, et la jeune femme eut un cri de soulagement. Il voulait lui parler d'un compte qu'il avait réglé pour elle, à la justice de paix. Elle ne l'écoutait pas, répétant:

      — Je vous emmène… Nous dînons ensemble… De là, vous m'accompagnez aux Variétés. Je n'entre en scène qu'à neuf heures et demi.

      Ce bon Labordette, tombait-il à propos! Jamais il ne demandait rien, lui. Il n'était que l'ami des femmes, dont il bibelotait les petites affaires. Ainsi, en passant, il venait de congédier les créanciers, dans l'antichambre. D'ailleurs, ces braves gens ne voulaient pas être payés, au contraire; s'ils avaient insisté, c'était pour complimenter madame et lui faire en personne de nouvelles offres de service, après son grand succès de la veille.

      — Filons, filons, disait Nana qui était habillée.

      Justement, Zoé rentrait, criant:

      — Madame, je renonce à ouvrir… Il y a une queue dans l'escalier.

      Une queue dans l'escalier! Francis lui-même, malgré le flegme anglais qu'il affectait, se mit à rire, tout en rangeant les peignes. Nana, qui avait pris le bras de Labordette, le poussait dans la cuisine. Et elle se sauva, délivrée des hommes enfin, heureuse, sachant qu'on pouvait l'avoir seul avec soi, n'importe où, sans craindre des bêtises.

      — Vous me ramènerez à ma porte, dit-elle pendant qu'ils descendaient l'escalier de service. Comme ça, je serai sûre… Imaginez-vous que je veux dormir toute une nuit, toute une nuit à moi. Une toquade, mon cher!

       Table des matières

      La comtesse Sabine, comme on avait pris l'habitude de nommer madame Muffat de Beuville, pour la distinguer de la mère du comte, morte l'année précédente, recevait tous les mardis, dans son hôtel de la rue Miromesnil, au coin de la rue de Penthièvre. C'était un vaste bâtiment carré, habité par les Muffat depuis plus de cent ans; sur la rue, la façade dormait, haute et noire, d'une mélancolie de couvent, avec d'immenses persiennes qui restaient presque toujours fermées; derrière, dans un bout de jardin humide, des arbres avaient poussé, cherchant le soleil, si longs et si grêles, qu'on en voyait les branches, par-dessus les ardoises.

      Ce mardi, vers dix heures, il y avait à peine une douzaine de personnes dans le salon. Lorsqu'elle n'attendait que des intimes, la comtesse n'ouvrait ni le petit salon ni la salle à manger. On était plus entre soi, on causait près du feu. Le salon, d'ailleurs, était très grand, très haut; quatre fenêtres donnaient sur le jardin, dont on sentait l'humidité par cette pluvieuse soirée de la fin d'avril, malgré les fortes bûches qui brûlaient dans la cheminée. Jamais le soleil ne descendait là; le jour, une clarté verdâtre éclairait à peine la pièce; mais, le soir, quand les lampes et le lustre étaient allumés, elle n'était plus que grave, avec ses meubles Empire d'acajou massif, ses tentures et ses sièges de velours jaune, à larges dessins satinés. On entrait dans une dignité froide, dans des moeurs anciennes, un âge disparu exhalant une odeur de dévotion.

      Cependant, en face du fauteuil où la mère du comte était morte, un fauteuil carré, au bois raidi et à l'étoffe dure, de l'autre côté de la cheminée, la comtesse Sabine se tenait sur une chaise profonde, dont la soie rouge capitonnée avait une mollesse d'édredon. C'était le seul meuble moderne, un coin de fantaisie introduit dans cette sévérité, et qui jurait.

      — Alors, disait la jeune femme, nous aurons le shah de Perse…

      On causait des princes qui viendraient à Paris pour l'Exposition.

       Plusieurs dames faisaient un cercle devant la cheminée. Madame

       Du Joncquoy, dont le frère, un diplomate, avait rempli une

       mission en Orient, donnait des détails sur la cour de

       Nazar-Eddin.

      — Est-ce que vous êtes souffrante, ma chère? demanda madame Chantereau, la femme d'un maître de forges, en voyant la comtesse prise d'un léger frisson, qui la pâlissait.

      — Mais non, pas du tout, répondit celle-ci, souriante. J'ai eu un peu froid… Ce salon est si long à chauffer!

      Et elle promenait son regard noir le long des murs, jusqu'aux hauteurs du plafond. Estelle, sa fille, une jeune personne de seize ans, dans l'âge ingrat, mince et insignifiante, quitta le tabouret où elle était assise, et vint silencieusement relever une des bûches qui avait roulé. Mais madame de Chezelle, une amie de couvent de Sabine, plus jeune qu'elle de cinq ans, s'écriait:

      — Ah bien! c'est moi qui voudrais avoir un salon comme le tien! Au moins, tu peux recevoir… On ne fait plus que des boîtes aujourd'hui… Si j'étais à ta place!

      Elle parlait étourdiment, avec des gestes vifs, expliquant qu'elle changerait les tentures, les sièges, tout; puis, elle donnerait des bals à faire courir Paris. Derrière elle, son mari, un magistrat, écoutait d'un air grave. On racontait qu'elle le trompait, sans se cacher; mais on lui pardonnait, on la recevait quand même, parce que, disait-on, elle était folle.

      — Cette Léonide! se contenta de murmurer la comtesse Sabine, avec son pâle sourire.

      Un geste paresseux compléta sa pensée. Certes, ce ne serait pas après y avoir vécu dix-sept ans, qu'elle changerait son salon. Maintenant, il resterait tel que sa belle-mère avait voulu le conserver de son vivant. Puis, revenant à la conversation:

      — On m'a assuré que nous aurons également le roi de Prusse et l'empereur de Russie.

      — Oui, on annonce de très belles fêtes, dit madame Du Joncquoy.

      Le banquier Steiner, introduit depuis peu dans la maison par Léonide de Chezelles, qui connaissait tout Paris, causait sur un canapé, entre deux fenêtres; il interrogeait un député, dont il tâchait de tirer adroitement des nouvelles, au sujet d'un mouvement de Bourse qu'il flairait; pendant que le comte Muffat, debout devant eux, les écoutait en silence, la mine plus grise encore que de coutume. Quatre ou cinq jeunes gens faisaient un autre groupe, près de la porte, où ils entouraient le comte Xavier de Vandeuvres, qui, à demi-voix, leur racontait une histoire, très leste sans doute, car ils étouffaient des rires. Au milieu de la pièce, tout seul, assis pesamment dans un fauteuil, un gros homme, chef de bureau au ministère de l'intérieur, dormait les yeux ouverts. Mais un des jeunes gens ayant paru douter de l'histoire de Vandeuvres, celui-ci haussa la voix.

      — Vous êtes trop sceptique, Foucarmont; vous gâterez vos plaisirs.

      Et il revint en riant près des dames. Le dernier d'une grande race, féminin et spirituel, il mangeait alors une fortune avec une rage d'appétits que rien n'apaisait. Son écurie de courses, une des plus célèbres de Paris, lui coûtait un argent fou; ses pertes au Cercle Impérial se chiffraient chaque mois par un nombre de louis inquiétant; ses maîtresses lui dévoraient, bon an, mal an, une ferme et quelques arpents de terre ou de forêts, tout un lambeau de ses vastes domaines de Picardie.

      — Je vous conseille de traiter les autres de sceptiques, vous qui ne croyez à rien, dit Léonide, en lui ménageant une petite place à côté d'elle. C'est vous qui gâtez vos plaisirs.

      — Justement, répondit-il. Je veux faire profiter les autres de mon expérience.

      Mais on lui imposa silence. Il scandalisait M. Venot. Alors, les dames s'étant écartées, on aperçut, au fond d'une chaise longue, un petit homme de soixante ans, avec des dents mauvaises et un sourire fin; il était là, installé comme chez lui, écoutant tout le monde, ne lâchant pas une parole. D'un geste, il dit qu'il n'était pas scandalisé. Vandeuvres avait repris son grand air, et il ajouta gravement:

      — Monsieur Venot sait bien que je crois ce qu'il faut croire.

      C'était un acte de foi religieuse. Léonide elle-même parut satisfaite. Dans le fond de la pièce, les jeunes gens ne riaient plus. Le salon était collet-monté,


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