Nana. Emile Zola

Nana - Emile Zola


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de sourire en montrant ses dents mauvaises, devait être un legs de la défunte comtesse, ainsi que les dames d'âge mûr, madame Chantereau, madame Du Joncquoy, et quatre ou cinq vieillards, immobiles dans les angles. Le comte Muffat amenait des fonctionnaires ayant cette correction de tenue qu'on aimait chez les hommes aux Tuileries; entre autres, le chef de bureau, toujours seul au milieu de la pièce, la face rasée et les regards éteints, sanglé dans son habit, au point de ne pouvoir risquer un geste. Presque tous les jeunes gens et quelques personnages de hautes manières venaient du marquis de Chouard, qui avait gardé des relations suivies dans le parti légitimiste, après s'être rallié en entrant au Conseil d'État. Restaient Léonide de Chezelles, Steiner, tout un coin louche, sur lequel madame Hugon tranchait avec sa sérénité de vieille femme aimable. Et Fauchery, qui voyait son article, appelait ça le coin de la comtesse Sabine.

      — Une autre fois, continuait Steiner plus bas, Léonide a fait venir son ténor à Montauban. Elle habitait le château de Beaurecueil, deux lieues plus loin, et elle arrivait tous les jours, dans une calèche attelée de deux chevaux, pour le voir au Lion-d'Or, où il était descendu… La voiture attendait à la porte, Léonide restait des heures, pendant que le monde se rassemblait et regardait les chevaux.

      Un silence s'était fait, quelques secondes solennelles passèrent sous le haut plafond. Deux jeunes chuchotaient, mais ils se turent à leur tour; et l'on n'entendit plus que le pas étouffé du comte Muffat, qui traversait la pièce. Les lampes semblaient avoir pâli, le feu s'éteignait, une ombre sévère noyait les vieux amis de la maison, dans les fauteuils qu'ils occupaient là depuis quarante ans. Ce fut comme si, entre deux phrases échangées, les invités eussent senti revenir la mère du comte, avec son grand air glacial. Déjà la comtesse Sabine reprenait:

      — Enfin, le bruit en a couru… Le jeune homme serait mort, et cela expliquerait l'entrée en religion de cette pauvre enfant. On dit, d'ailleurs, que jamais monsieur de Fougeray n'aurait consenti au mariage.

      — On dit bien d'autres choses, s'écria Léonide étourdiment.

      Elle se mit à rire, tout en refusant de parler. Sabine, gagnée par cette gaieté, porta son mouchoir à ses lèvres. Et ces rires, dans la solennité de la vaste pièce, prenaient un son dont Fauchery resta frappé; ils sonnaient le cristal qui se brise. Certainement, il y avait là un commencement de fêlure. Toutes les voix repartirent; madame Du Joncquoy protestait, madame Chantereau savait qu'on avait projeté un mariage, mais que les choses en étaient restées là; les hommes eux-mêmes risquaient leur avis. Ce fut, pendant quelques minutes, une confusion de jugements où les divers éléments du salon, les bonapartistes et les légitimistes mêlés aux sceptiques mondains, donnaient à la fois et se coudoyaient. Estelle avait sonné pour qu'on mît du bois au feu, le valet remontait les lampes, on eût dit un réveil. Fauchery souriait, comme mis à l'aise.

      — Parbleu! elles épousent Dieu, lorsqu'elles n'ont pu épouser leur cousin, dit entre ses dents Vandeuvres, que cette question ennuyait, et qui venait rejoindre Fauchery. Mon cher, avez-vous jamais vu une femme aimée se faire religieuse?

      Il n'attendit pas la réponse, il en avait assez; et, à demi-voix:

      — Dites donc, combien serons-nous demain?… Il y aura les

       Mignon, Steiner, vous, Blanche et moi… Qui encore?

      — Caroline, je pense… Simonne… Gaga sans doute… On ne sait jamais au juste, n'est-ce pas? Dans ces occasions, on croit être vingt et l'on est trente.

      Vandeuvres, qui regardait les dames, sauta brusquement à un autre sujet.

      — Elle a dû être très bien, cette dame Du Joncquoy, il y a quinze ans… La pauvre Estelle s'est encore allongée. En voilà une jolie planche à mettre dans un lit!

      Mais il s'interrompit, il revint au souper du lendemain.

      — Ce qu'il y a d'ennuyeux, dans ces machines-là, c'est que ce sont toujours les mêmes femmes… Il faudrait du nouveau. Tâchez donc d'en inviter une… Tiens! une idée! Je vais prier ce gros homme d'amener la femme qu'il promenait, l'autre soir, aux Variétés.

      Il parlait du chef de bureau, ensommeillé au milieu du salon. Fauchery s'amusa de loin à suivre cette négociation délicate. Vandeuvres s'était assis près du gros homme, qui restait très digne. Tous deux parurent un instant discuter avec mesure la question pendante, celle de savoir quel sentiment véritable poussait une jeune fille à entrer en religion. Puis, le comte revint, disant:

      — Ce n'est pas possible. Il jure qu'elle est sage. Elle refuserait… J'aurais pourtant parié l'avoir vue chez Laure.

      — Comment! vous allez chez Laure! murmura Fauchery en riant. Vous vous risquez dans des endroits pareils!… Je croyais qu'il n'y avait que nous autres, pauvres diables…

      — Eh! mon cher, il faut bien tout connaître.

      Alors, ils ricanèrent, les yeux luisants, se donnant des détails sur la table d'hôte de la rue des Martyrs, où la grosse Laure Piédefer, pour trois francs, faisait manger les petites femmes dans l'embarras. Un joli trou! Toutes les petites femmes baisaient Laure sur la bouche. Et, comme la comtesse Sabine tournait la tête, ayant saisi un mot au passage, ils se reculèrent, se frottant l'un contre l'autre, égayés, allumés. Près d'eux, ils n'avaient pas remarqué Georges Hugon, qui les écoutait, en rougissant si fort, qu'un flot rose allait de ses oreilles à son cou de fille. Ce bébé était plein de honte et de ravissement. Depuis que sa mère l'avait lâché dans le salon, il tournait derrière madame de Chezelles, la seule femme qui lui parût chic. Et encore Nana l'enfonçait joliment!

      — Hier soir, disait madame Hugon, Georges m'a menée au théâtre. Oui, aux Variétés, où je n'avais certainement plus mis les pieds depuis dix ans. Cet enfant adore la musique… Moi, ça ne m'a guère amusée, mais il était si heureux!… On fait des pièces singulières, aujourd'hui. D'ailleurs la musique me passionne peu, je l'avoue.

      — Comment! madame, vous n'aimez pas la musique! s'écria madame Du Joncquoy en levant les yeux au ciel. Est-il possible qu'on n'aime pas la musique!

      Ce fut une exclamation générale. Personne n'ouvrit la bouche de cette pièce des Variétés, à laquelle la bonne madame Hugon n'avait rien compris; ces dames la connaissaient, mais elles n'en parlaient pas. Tout de suite, on se jeta dans le sentiment, dans une admiration raffinée et extatique des maîtres. Madame Du Joncquoy n'aimait que Weber, madame Chantereau tenait pour les Italiens. Les voix de ces dames s'étaient faites molles et languissantes. On eût dit, devant la cheminée, un recueillement d'église, le cantique discret et pâmé d'une petite chapelle.

      — Voyons, murmura Vandeuvres en ramenant Fauchery au milieu du salon, il faut pourtant que nous inventions une femme pour demain. Si nous demandions à Steiner?

      — Oh! Steiner, dit le journaliste, quand il a une femme, c'est que Paris n'en veut plus.

      Vandeuvres, cependant, cherchait autour de lui.

      — Attendez, reprit-il. J'ai rencontré l'autre jour Foucarmont avec une blonde charmante. Je vais lui dire qu'il l'amène.

      Et il appela Foucarmont. Rapidement, ils échangèrent quelques mots. Une complication dut se présenter, car tous deux, marchant avec précaution, enjambant les jupes des dames, s'en allèrent trouver un autre jeune homme, avec lequel ils continuèrent l'entretien, dans l'embrasure d'une fenêtre. Fauchery, resté seul, se décidait à s'approcher de la cheminée, au moment où madame Du Joncquoy déclarait qu'elle ne pouvait entendre jouer du Weber sans voir aussitôt des lacs, des forêts, des levers de soleil sur des campagnes trempées de rosée; mais une main le toucha à l'épaule, tandis qu'une voix disait derrière lui:

      — Ce n'est pas gentil.

      — Quoi donc? demanda-t-il en se tournant et en reconnaissant la

       Faloise.

      — Ce souper, pour demain… Tu aurais bien pu me faire inviter.

      Fauchery allait enfin répondre, lorsque Vandeuvres revint lui dire:

      — Il


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