Nana. Emile Zola
sépulcral, exhalant une odeur d'église, disait assez sous quelle main de fer, au fond de quelle existence rigide elle restait pliée. Elle n'avait rien mis d'elle, dans cette demeure antique, noire d'humidité. C'était Muffat, qui s'imposait, qui dominait, avec son éducation dévote, ses pénitences et ses jeûnes. Mais la vue du petit vieillard, aux dents mauvaises et au sourire fin, qu'il découvrit tout d'un coup dans son fauteuil, derrière les dames, fut pour lui un argument plus décisif encore. Il connaissait le personnage, Théophile Venot, un ancien avoué qui avait eu la spécialité des procès ecclésiastiques; il s'était retiré avec une belle fortune, il menait une existence assez mystérieuse, reçu partout, salué très bas, même un peu craint, comme s'il eût représenté une grande force, une force occulte qu'on sentait derrière lui. D'ailleurs, il se montrait très humble, il était marguillier à la Madeleine, et avait simplement accepté une situation d'adjoint à la mairie du neuvième arrondissement, pour occuper ses loisirs, disait-il. Fichtre! la comtesse était bien entourée; rien à faire avec elle.
— Tu as raison, on crève ici, dit Fauchery à son cousin, lorsqu'il se fut échappé du cercle des dames. Nous allons filer.
Mais Steiner, que le comte Muffat et le député venaient de quitter, s'avançait furieux, suant, grognant à demi-voix:
— Parbleu! qu'ils ne disent rien, s'ils veulent ne rien dire…
J'en trouverai qui parleront.
Puis, poussant le journaliste dans un coin et changeant de voix, d'un air victorieux:
— Hein! c'est pour demain… J'en suis, mon brave!
— Ah! murmura Fauchery, étonné.
— Vous ne saviez pas… Oh! j'ai eu un mal pour la trouver chez elle! Avec ça, Mignon ne me lâchait plus.
— Mais ils en sont, les Mignon.
— Oui, elle me l'a dit… Enfin, elle m'a donc reçu, et elle m'a invité… Minuit précis, après le théâtre.
Le banquier était rayonnant. Il cligna les yeux, il ajouta, en donnant aux mots une valeur particulière:
— Ça y est, vous?
— Quoi donc? dit Fauchery, qui affecta de ne pas comprendre. Elle a voulu me remercier de mon article. Alors, elle est venue chez moi.
— Oui, oui… Vous êtes heureux, vous autres. On vous récompense… A propos, qui est-ce qui paie demain?
Le journaliste ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'on n'avait jamais pu savoir. Mais Vandeuvres appelait Steiner, qui connaissait M. de Bismarck. Madame Du Joncquoy était presque convaincue. Elle conclut par ces mots:
— Il m'a fait une mauvaise impression, je lui trouve le visage méchant… Mais je veux bien croire qu'il a beaucoup d'esprit. Cela explique ses succès.
— Sans doute, dit avec un pâle sourire le banquier, un juif de
Francfort.
Cependant, la Faloise osait cette fois interroger son cousin, le poursuivant, lui glissant dans le cou:
— On soupe donc chez une femme, demain soir?… Chez qui, hein?
chez qui?
Fauchery fit signe qu'on les écoutait; il fallait être convenable. De nouveau, la porte venait de s'ouvrir, et une vieille dame entrait, suivie d'un jeune homme, dans lequel le journaliste reconnut l'échappé de collège, qui, le soir de la Blonde Vénus, avait lancé le fameux «très chic!» dont on causait encore. L'arrivée de cette dame remuait le salon. Vivement, la comtesse Sabine s'était levée, pour s'avancer à sa rencontre; et elle lui avait pris les deux mains, elle la nommait sa chère madame Hugon. Voyant son cousin regarder curieusement cette scène, la Faloise, afin de le toucher, le mit au courant, en quelques mots brefs: madame Hugon, veuve d'un notaire, retirée aux Fondettes, une ancienne propriété de sa famille, près d'Orléans, conservait un pied-à-terre à Paris, dans une maison qu'elle possédait, rue de Richelieu; y passait en ce moment quelques semaines pour installer son plus jeune fils, qui faisait sa première année de droit; était autrefois une grande amie de la marquise de Chouard et avait vu naître la comtesse, qu'elle gardait des mois entiers chez elle, avant son mariage, et qu'elle tutoyait même encore.
— Je t'ai amené Georges, disait madame Hugon à Sabine. Il a grandi, j'espère!
Le jeune homme, avec ses yeux clairs et ses frisures blondes de fille déguisée en garçon, saluait la comtesse sans embarras, lui rappelait une partie de volant qu'ils avaient faite ensemble, deux ans plus tôt, aux Fondettes.
— Philippe n'est pas à Paris? demanda le comte Muffat.
— Oh! non, répondit la vieille dame. Il est toujours en garnison à Bourges.
Elle s'était assise, elle parlait orgueilleusement de son fils aîné, un grand gaillard qui, après s'être engagé dans un coup de tête, venait d'arriver très vite au grade de lieutenant. Toutes ces dames l'entouraient d'une respectueuse sympathie. La conversation reprit, plus aimable et plus délicate. Et Fauchery, à voir là cette respectable madame Hugon, cette figure maternelle éclairée d'un si bon sourire, entre ses larges bandeaux de cheveux blancs, se trouva ridicule d'avoir soupçonné un instant la comtesse Sabine.
Pourtant, la grande chaise de soie rouge capitonnée, où la comtesse s'asseyait, venait d'attirer son attention. Il la trouvait d'un ton brutal, d'une fantaisie troublante, dans ce salon enfumé. A coup sûr, ce n'était pas le comte qui avait introduit ce meuble de voluptueuse paresse. On aurait dit un essai, le commencement d'un désir et d'une jouissance. Alors, il s'oublia, rêvant, revenant quand même à cette confidence vague, reçue un soir dans le cabinet d'un restaurant. Il avait désiré s'introduire chez les Muffat, poussé par une curiosité sensuelle; puisque son ami était resté au Mexique, qui sait? il fallait voir. C'était une bêtise sans doute; seulement, l'idée le tourmentait, il se sentait attiré, son vice mis en éveil. La grande chaise avait une mine chiffonnée, un renversement de dossier qui l'amusaient, maintenant.
— Eh bien! partons-nous? demanda la Faloise, en se promettant d'obtenir dehors le nom de la femme chez qui on soupait.
— Tout à l'heure, répondit Fauchery.
Et il ne se pressa plus, il se donna pour prétexte l'invitation qu'on l'avait chargé de faire et qui n'était pas commode à présenter. Les dames causaient d'une prise de voile, une cérémonie très touchante, dont le Paris mondain restait tout ému depuis trois jours. C'était la fille aînée de la baronne de Fougeray qui venait d'entrer aux Carmélites, par une vocation irrésistible. Madame Chantereau, un peu cousine des Fougeray, racontait que la baronne avait dû se mettre au lit, le lendemain, tellement les larmes l'étouffaient.
— Moi, j'étais très bien placée, déclara Léonide. J'ai trouvé ça
curieux.
Cependant, madame Hugon plaignait la pauvre mère. Quelle douleur de perdre ainsi sa fille!
— On m'accuse d'être dévote, dit-elle avec sa tranquille franchise; cela ne m'empêche pas de trouver bien cruelles les enfants qui s'entêtent dans un pareil suicide.
— Oui, c'est une terrible chose, murmura la comtesse, avec un petit grelottement de frileuse, en se pelotonnant davantage au fond de sa grande chaise, devant le feu.
Alors, ces dames discutèrent. Mais leurs voix demeuraient discrètes, de légers rires par moments coupaient la gravité de la conversation. Les deux lampes de la cheminée, recouvertes d'une dentelle rose, les éclairaient faiblement; et il n'y avait, sur des meubles éloignés, que trois autres lampes, qui laissaient le vaste salon dans une ombre douce.
Steiner s'ennuyait. Il racontait à Fauchery une aventure de cette petite madame de Chezelles, qu'il appelait Léonide tout court; une bougresse, disait-il en baissant la voix, derrière les fauteuils des dames. Fauchery la regardait, dans sa grande robe de satin bleu pâle, drôlement posée sur un coin de son fauteuil, mince et hardie comme un garçon, et il finissait par être surpris de la voir là; on se tenait mieux