Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy…. Jacques Rivière
rien en commençant. Mais les images naissent autour de sa parole; elles se lèvent éveillées par celle-ci; elles lui restent jointes; elles lui font un cortège discipliné. Elles montent au long d'un simple vocatif, le soutiennent, l'éclairent d'une lumière dense et sombre:
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
O vase de tristesse, ô grande taciturne[8]...
Elles sont la forme même de l'élocution, elles suivent le mouvement de la phrase, elles sont prises dans sa courbe:
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis[9].
Elles se glissent dans le dialogue; elles sont dans la question et dans la réponse:
D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu[10]?
Et dans la Chevelure:
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir[11]?
Chaque poème de Baudelaire est un mouvement; il ne piétine pas, il n'est pas une description immobile, exaltant par des reprises et des surenchères un thème choisi. Il est une certaine phrase, question, rappel, invocation ou dédicace qui a un sens. Il est une proposition très courte, mais appuyée d'images qui se tiennent contre elle, penchées dans la même intention:
A la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
. . . . . . . . . . . .
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit[12].
Ces images, bien loin de nous écarter de la parole qu'elles accompagnent, au contraire nous y ramènent innombrablement. Au lieu de la développer et de l'illustrer, elles l'approfondissent, elles la replient, elles la font retentir à l'intérieur. Elles n'ont aucune destination poétique, elles ne cherchent pas à caresser notre imagination; elles sont lointaines et étudiées comme ce détour de la voix quand elle insiste[13]. Parole qui peut-être eût passé sans que je la reconnaisse. Mais les images qui l'environnent, me sont un avertissement; elles me la rendent intime, personnelle; elles la font à moi-même adressée; elles m'obligent à la subir avec toute son intention. Leur sensualité jamais n'est épanouie. Elles la gardent condensée comme une liqueur faite pour séduire le souvenir. Elles viennent ainsi tenter notre mémoire, battre le cœur avec l'insistance des vagues; elles forcent doucement nos secrets inconnus; elles réveillent notre passé inavoué; elles évoquent par leur incantation toute la vie que nous n'avons pas vécue; elles demandent la résurrection à ce qui ne fut jamais[14]. Comme une parole à l'oreille au moment où l'on ne s'y attendait pas, le poète soudain tout près de nous: "Te rappelles-tu? Te rappelles-tu ce que je dis? Où le vîmes-nous ensemble, nous qui ne nous connaissons pas? Tu les as donc approchés, ces rivages; jusque vers eux ton voyage t'a donc égaré toi aussi." Et cette voix
...... chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie[15].
Elle chante, cette voix, et renaissent tous les adorables sourires du regret:
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
—Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs[16]?
[1] Le Beau Navire. Les Fleurs du Mal, p. 164.
[2] L'Ennemi, p. 101.
[3] Bohémiens en voyage, p. 104.
[4] La Chevelure, p. 120.
[5] Claudel disait du style de Baudelaire: "C'est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps."
[6] Le Soleil, p. 251.
[7] Chant d'Automne, p. 173.
[8] p. 121.
[9] Sed non satiata, p. 123.
[10] Semper eadem, p. 145.
[11] La Chevelure, p. 120.
[12] Hymne, p. 227.
[13] "Le surnaturel comprend la couleur générale et l'accent, c'est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement général dans l'espace et dans le temps." (Œuvres Posthumes. Librairie du Mercure de France, p. 86.)
[14] "De la langue et de l'écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire." (Œuvres Posthumes, p. 86.) "Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau." (Ibid. p. 85.) "... Tocsin des souvenirs amoureux, ténébreux, des anciennes années." (Ibid. p. 84.) "Evocation de l'inspiration. Art magique." (Ibid. p. 135.).
[15] La Voix, p. 225.
[16] Mœsta et Errabunda, p. 185.