Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy…. Jacques Rivière
aimé!
Où dans la volupté pure le cœur se noie!
Comme vous êtes loin, paradis parfumé[15]!
Pourtant, si l'atteignait notre amour:
Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté[16].
C'est ainsi que le poète est tourmenté par le désir immense de la perfection. Il se souvient des origines. Tantôt, porté par quelque heureuse humeur jusqu'aux confins du paradis, il le contemple de près, il l'anime des yeux, il oblige toutes ses merveilles à fleurir. Puis tantôt, il le perd de vue et l'invoque plaintivement dans l'obscurité de l'univers. Mais jamais il ne l'oublie, jamais ne le quitte la pensée de ce qui est complet, satisfaisant, éternel[17].
Cependant quelle dilection pour la réalité défaillante, incertaine, périssable! Aussi fort que l'amour du parfait, l'amour de ce à quoi il manque[18]. Avec la contemplation de l'immuable, la pensée du mortel, un respect infini pour toutes les choses imparfaites, une admiration sans paroles, un silence devant elles, souffrantes, mutilées, exténuées. Ce n'est pas simplement de la pitié, ni l'appel sur elles de la miséricorde divine, mais une considération pleine d'amour, la dévotion d'un cœur que la faiblesse emplit d'extase.
Le poète parle avec une tendresse pénétrée des moindres existences, des objets eux-mêmes. Il semble qu'il n'ose les toucher. Il met toute sa précaution à les soulever. Il les enveloppe dans ses vers avec émerveillement. Il sent tout le prodige qu'il y a à ce qu'ils soient tels et non pas autres. Il se complaît à décrire des appartements, à dire la couleur des tentures, l'odeur qu'exhalent les meubles. Avec révérence il évoque le désordre que le passé lentement au fond des armoires compose:
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances[19].
Il parlera des choses les plus horribles et la violence de son respect lui donnera une subtile décence. Avec une image chaude et funèbre, mais délicate comme l'hommage d'un amour que la mort ne décourage pas, doucement il montre dans une chambre inconnue la tête coupée d'Une Martyre[20].
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose...
A tout ce qui est, à tout ce qui, privé de perfection, vit pourtant, le poète étend son admiration muette et triste. Il épouse toute misère, il est prêt à recevoir tout sentiment. Dans l'infinité des souffrances il n'en est aucune qui le trouve distrait. Mais il n'est là que pour les aimer. Trop de respect en lui pour qu'il s'indigne. Il garde cette impartialité terrible que donne un immense amour de la vie:
Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
Dans ton tombeau mystérieux;
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
Veille près de lui quand il dort;
Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
Et constant jusques à la mort[21].
Chaque vers du Crépuscule du Matin, sans cri, avec dévotion, éveille une infortune:
Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts,
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine.
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux[22].
Poésie pleine d'amour. Elle se partage entre tous les malheurs; elle accompagne chacun dans sa mansarde. Elle le devine, proche ou lointain, à travers les murs. Elle assiste toute la ville qui souffre et mène sa tâche. Elle
.... refait le lit des gens pauvres et nus[23].
Mais la pitié qui la tient est si violente qu'elle se tait[24].
Dans ces vers mesurés, que semblait guider une âme tranquille et artificieuse, pouvions-nous discerner de quels sentiments extrêmes nous ferait à la fin complices l'audience que nous leur prêtions? Mais il est trop tard pour échapper. Les plus grandes passions se sont insinuées en nous, si grandes, si vastes, si complètes, que les voici contradictoires. C'est toute notre âme avec la violence insoupçonnée de ses amours diverses que Baudelaire nous a rendue à nous-mêmes sensible. Il est possible que le don soit lourd et qu'il faille du courage pour le supporter. Cette poésie ne rassure pas; elle ne verse pas d'illusions. Mais elle s'adresse à ceux pour qui rien n'est plus beau que de connaître son cœur, que de le sentir peser en soi. Souvent j'écouterai la voix de cet ange savant et désespéré.
1910.
[1] Voir Semper eadem et Recueillement.
[2] "Le propre de la Confession, dit Péguy, ... est de montrer de préférence les pièces invisibles, et de dire surtout ce qu'il faudrait taire." (Victor-Marie, Comte Hugo, p. 14.)
[3] L'Ennemi, p. 101.
[4] Spleen, p. 199.
[5] Chant d'Automne, p. 172.
[6] Le Goût du Néant, p. 205.
[7] Sur Le Tasse en prison, p. 236. Cf. L'Irréparable,