Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy…. Jacques Rivière

Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy… - Jacques Rivière


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qu'il la compose, ne songe qu'à confier ses plus lourdes pensées, à les transmettre, à les donner aux autres comme une charge secrète et insupportable. Cette subtile contrainte, cette modération du caprice poétique par quoi il maintient toujours la phrase à la disposition de son âme; enfin ces longues images qui tourmentent le souvenir comme des reproches, tout est calculé pour exprimer les sentiments d'un cœur qui ne peut pas souffrir sa solitude.

      Ainsi le poète éveille tout le monde merveilleux de ses passions; toutes sont là. Elles ont des visages divers; et peut-être certains ne s'accordent pas. Mais elles regardent ensemble vers moi. Je les reconnais toutes.—Sur toutes passe la modération de l'ironie, comme une lumière. Baudelaire connaissait cette clairvoyance du cœur qui n'admet pas tout à fait ce qu'il éprouve, qui ne sait pas sentir sans arrière-pensée. Si vigilante est sa sincérité qu'elle traduit jusqu'à l'intelligence qui la trouble. C'est un suspens, une hésitation de l'âme, un regard de modestie. Le poète plaint un peu sa crédulité, il révoque doucement en doute son sentiment. Il sourit.

      Pourtant ce n'est pas par une sèche curiosité de soi qu'il est mené; ni par le désir d'une analyse impartiale. Il ne se décrit que pour se faire des complices. Il se donne à nous afin que nous nous donnions à lui. Il ne nous permet pas de ne pas lui ressembler. Ses passions sont si véritables, elles tiennent si fortement à son cœur qu'elles gagnent le nôtre et qu'il faut que nous les reconnaissions en nous.

      —Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres:

      Et ce vers chargé de tout le remords du monde:

      Vers si parfaits, si mesurés que d'abord on hésite à leur donner tout leur sens; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu'attendre. Dans mon souvenir peu après je les retrouve vibrant encore comme des flèches.

      Et parmi cette sincérité, dont il importerait qu'au plus tôt je me débarrasse, circule l'ironie murmurant: "Je sais toutes les réponses, je sais bien toutes les justifications. Je ne suis dupe de rien. Cependant il faut subir cette amertume. Il n'y a rien qui puisse délivrer ton cœur de tant de vérité."

      C'est ainsi que je reçois, sans m'en pouvoir défendre, tous les sentiments qu'il plaît à cette grande âme de verser en moi. Quels sont-ils? Ils sont si vivants qu'ils restent d'abord confondus. Je ne les reconnais que bien longtemps après les avoir soufferts. Alors seulement j'aperçois qu'ils sont différents au point de se contredire.

      D'abord un regret immense, un souvenir informe et violent, le mal de l'exil.

      .... Ame aux songes obscurs,

      Il y a des ciels qui raniment soudain au fond du cœur l'image des belles patries perdues:

      Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,

      Le "spleen" ou "l'ennui", cette passion sourde et désespérée que chassent ou ramènent les températures, n'est pas une simple mélancolie poétique, une tristesse ordinaire. Mais l'âme se révolte soudain; elle ne peut plus vivre dans cette banlieue terrestre avec le poids de son imperfection:

      Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage

      Une Idée, une Forme, un Etre

       Parti de l'azur et tombé

       Dans un Styx bourbeux et plombé

       Où nul œil du Ciel ne pénètre;

      Un Ange, imprudent voyageur

       Qu'a tenté l'amour du difforme,

       Au fond d'un cauchemar énorme

      J'irai là-bas où l'arbre et l'homme pleins de sève

       Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;

       Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!

       Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve

      Parfois, séduit par un espoir moins fort, c'est d'une voix plus basse, avec une sorte de regret sans révolte, que le poète appelle son bonheur:

      Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe,

       Loin du noir océan de l'immonde cité,

       Vers un autre océan où la splendeur éclate,

       Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?

       Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe?

       . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

       Comme vous êtes loin, paradis parfumé,

      


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