Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy…. Jacques Rivière
ce dessin atteint une grâce sévère et exquise, comme dans La Coiffeuse ou dans La Musique. Souvent aussi il a l'absurdité de la logique; n'étant pas embarrassé ni retenu par la réalité, il déploie une gratuite barbarie, comme dans le Nu à l'écharpe blanche.
Mais même quand il est beau, il ne suffit pas à rendre belle la toile; en effet jamais à sa qualité les qualités de la couleur ne s'unissent. Matisse semble vouloir n'employer que séparément sa couleur et son dessin: il refuse de les concilier en un tableau complet; pas une fois il n'a réalisé une œuvre pleine.—C'est qu'il ne veut peindre que les aboutissements; il néglige tout ce qu'un sujet a de commun avec les autres, il attend, pour intervenir, jusqu'au dernier moment, celui de la divergence; il faut, avant qu'il pose la première touche, que tout le passé d'abord ait été sous-entendu. Nous découvrons ici l'erreur où l'engage son abstraction. Comme il travaille à part des choses, il ne voit en elles que les invitations à la diversité: chaque spectacle tend à différer de tous les autres; Matisse épouse sa tendance, la prolonge en lui-même jusqu'à la séparation effective.—Une toile est pour lui non pas une image de la réalité, mais une spéculation plastique; aussi faut-il la rendre aussi solitaire que possible, sans précédent et sans analogie. C'est pourquoi elle sera poussée tout entière dans un sens; c'est pourquoi le peintre ne lui consacrera qu'une partie de ses moyens.—La diversité de ces tableaux déconcerte, parce qu'elle est la diversité de la parcimonie, non celle de la richesse.
Si Matisse consentait à s'enfermer dans l'obligation des choses, s'il voulait attendre de sa soumission son originalité, peut-être l'obtiendrait-il plus précieuse. Les objets réels ne revêtent leur différence qu'après avoir patiemment ressemblé à tous les autres. Il leur faut longtemps se confondre avant d'arriver à se distinguer. Mais aussi leur individualité n'est-elle pas simplement de surface et, dans l'aspect unique qui naît à la fin sur leur visage, c'est leur profondeur qui aboutit, c'est tout leur être qui s'exprime.
1910.
UNE EXPOSITION DE GEORGES ROUAULT
Voici un peintre que n'inquiète aucune littérature. Elève du plus métaphysicien des maîtres, de Gustave Moreau, il veut oublier toutes les leçons de sagesse et d'abstraction qu'il a reçues, pour n'être plus qu'un grossier, fiévreux et puissant artisan. On ne rira pas des images brusques qu'il façonne, si l'on sait voir toute la science ouvrière qu'elles décèlent; elles sont un produit de la connaissance la plus étroite, la plus retorse et la plus sûre de la matière plastique.
Rouault est aux prises avec la forme comme avec quelqu'un. Il se débat avec elle dans une lutte interminable qui jamais ne devient un triomphe. Il ne cesse d'être auprès d'elle en inquiétude et en sursaut. C'est qu'il ne la voit pas immobile et parfaite, toujours prête à se laisser caresser, attitude docile à toutes les empreintes. La forme qu'il considère n'est pas ce contour des choses que l'on constate avec la paume de la main. Elle est cachée sous l'enveloppe, elle est repliée au centre de l'être, toute farouche. Rouault d'abord s'attache au modèle, le circonvient d'un travail obéissant, le sollicite de toute son application. Mais ce n'est que pour le provoquer au jaillissement. Et soudain voici s'échapper le geste vif et secret qu'il épiait, la détente intérieure. La forme est devant lui frémissante, fuyante, semblable à une bête levée qui détale, qui va avoir disparu tout de suite.
Il faut la saisir. Rouault prend de la matière pour l'y fixer, tandis qu'elle bondit. Sans bouger il la poursuit, il cherche à se rendre maître de sa fuite en l'imitant avec les mains. Mais la matière résiste; elle est toute pleine de prédispositions confuses, d'exigences mal avouées. Elle n'est pas une ductile indifférence où la forme d'un seul coup, fluide, puisse se tracer. Pour la vaincre il faut, en la violentant, lui obéir. Passionnément Rouault la bouleverse, cherchant à mettre au jour celle de ses attitudes spontanées par laquelle elle mimera le mieux la figure disparaissante. Il cerne cette figure, il lui coupe la retraite en renforçant autour d'elle de tous les côtés à la fois, comme des barrières, les grandes lignes naturelles de la matière. De là ces traits qui ne suivent pas la forme avec exactitude et continuité, mais qui, à force de se redoubler, de se reprendre et de se traverser, la captent parmi leur enlacement innombrable. C'est pourquoi l'image chez Rouault semble toujours appelée du fond de la toile avec des doigts fiévreux; elle n'est pas tranquillement posée sur le papier, mais elle lui est arrachée par les balafres du dessin. Sans doute elle est parfois un peu disloquée et grimaçante, ses contours n'arrivent à être justes que par des répétitions et des surcharges. Du moins la figure représentée n'a-t-elle rien d'une silhouette crayonnée à plat sur une page d'album; avec ses écrasements et ses jets, avec ses déformations violentes, elle est inébranlable; car elle puise comme par des racines une profonde solidité dans la matière où elle est attachée et dont elle emprunte la massive organisation.
Cependant nous exigerons désormais de Rouault une manière plus stricte. Tant de ferventes études veulent aboutir à une réalisation définitive. Il faut que leur auteur se fasse assez fort pour envelopper la forme, sans qu'elle cesse de tressaillir, d'un dessin de plus en plus serré. Guys, loin de le diminuer, augmentait le frémissement de ses figures en arrêtant leurs traits avec scrupule.—Déjà Rouault nous donne des céramiques qui sont des pièces achevées: la plénitude de ces nus assis au milieu de sourds paysages éclatants conseille d'attendre du peintre d'équivalentes beautés. Il éclairera de visages les puissants corps de femmes qu'il sait si bien dresser; il établira les fonds plus nettement: jusqu'ici il semble les obtenir en dispersant rageusement la matière colorée et en se servant de sa distribution spontanée pour représenter les divers plans du paysage. Il se rendra maître plus complètement de sa couleur et, l'employant avec plus de décision, il donnera un sens plus précis à ces grandes teintes soufrées dont traîne la lueur au fond de ses Compositions Décoratives.
1910.
GAUGUIN
Enchanteur, magicien, sophiste.
Platon.
Je le vois tel qu'il s'est peint. Sa grande figure ironique sous le bonnet dont il est coiffé, c'est celle d'un aventurier qui serait magicien. Elle est pénétrée de je ne sais quelle force mêlée de sagacité. Il est l'homme qui a découvert les secrets naturels et, parce qu'il sait s'en servir, voici dans ses traits l'intelligence comme un sourire. Il aime les choses parce que, de les comprendre, il les domine. Et, se sentant seul à posséder cet empire, il semble se taire avec connaissance.
Gauguin ouvre des paysages. Tout doucement il les fait éclore, il les laisse monter selon leur sève, pleins de suavité. Il ne les invente pas. Simplement il les dénoue et conduit leur développement avec la science du magicien. La nature, sous le pouvoir de ses yeux, prend de l'ordre. Elle se dispose spontanément. Elle devient un grand jardin vierge et soigné: les feuillages ne cessent pas d'être luxuriants, mais il semble qu'une main mystérieuse veuille plier les branches à quelque accord. Tout s'organise comme sous une insaisissable incantation. Ainsi naît un Paradis tempéré. La sagesse le parcourt, unit toutes ses parties, chante ainsi qu'un oiseau dans ses arbres, et imite tendrement sur les roses rivages les hautes vagues, courbes et calmes, de son océan de tulle bleu.
C'est dans le dessin d'abord que je démêle cet enchantement de la modération.
Parmi les tableaux de Gauguin la forme humaine s'élève pleine et droite. Le plus souvent elle est debout, dans l'attitude des végétaux et des êtres qu'inspire la nature. Cette verticalité n'est pas, comme chez Cézanne, imposée par la pesanteur, par l'appel du sol. Elle est le jet de la sève terrestre qui grandit sans détour. Un élan ingénu dresse doucement les corps.
Mais ils ne bondissent pas; ils sont sans exubérance. Ils jaillissent sans hâte. Aucune rondeur: les courbes des hanches et des épaules s'atténuent