Études: Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy…. Jacques Rivière
aussitôt qu'elle y est parvenue; plus rien en elle ne tend à se prolonger. Il semble qu'elle mette de l'amour à s'enfermer en elle-même. Elle s'incurve légèrement à son sommet. Le crayon suit avec volupté la close ligne de sa perfection. Le seul geste dont l'ascension ne soit par rien terminée, celui de l'homme qui cueille des fruits, il s'exténue dans le calme. Il a je ne sais quoi d'achevé, de comblé.
Ce repos, cette passivité des attitudes viennent de ce qu'elles n'ont pas besoin pour s'unir de s'incliner les unes vers les autres, de se rapprocher ni de se nouer. Une composition semble planer, invisible, au-dessus d'elles. L'accord descend sur elles et les tient ensemble. Il leur suffit d'être justes. Elles reçoivent leur sens d'en haut comme si on leur imposait les mains. De longs gestes tranquilles passent entre elles, comme ondulent des plantes dans un courant. Ils les enlacent sans les attirer, rien qu'en les désignant les unes aux autres. On peut trouver fruste d'abord le dessin large des membres: il est fait de deux lignes que mène un parallélisme sommaire. Mais si les nœuds des muscles sont dissimulés, c'est pour que rien ne détourne les yeux d'accompagner le mouvement. Toutes les simplifications, loin de chercher la barbarie, ne sont que pour l'aisance. Il y a une liaison si suave qu'elle oblige à s'apercevoir qu'on est en paix.—Parfois même ce n'est aucun geste saisissable qui allie les attitudes, mais seulement une certaine allure de l'immobilité. Par une certaine façon qu'a chaque forme de se tenir solitaire, elle rend d'elle toutes les autres responsables.
Tant d'harmonie ne peut qu'être préméditée. Gauguin n'a pas la patience crédule de Cézanne. Il n'attend pas d'obtenir des objets, à force de les copier, un accord. Dans ses paysages des lignes flexibles traversent les champs et de leur sinuosité horizontale enchaînent les arbres aux arbres. Pourtant aucune violence n'est faite à la nature. La composition se contente de l'éveiller; elle descend vers les choses, elle les touche en silence, comme on avertit de la main quelqu'un d'endormi. Puis elle les laisse se lever librement. Elle ne fait que les assister de sa présence multiple, que solliciter leur développement par sa délicatesse invisible.
Le magicien évoque les beaux fantômes vivants.
Comment discerner à quel moment la couleur de Gauguin quitte la couleur des choses pour devenir artificielle? Le passage est insensible. Par une transformation subtile elle cesse peu à peu d'être naturelle; elle se fait silencieusement merveilleuse; elle s'ouvre à l'enchantement.
Elle est sourde et fleurie. Elle s'étend en flaques claires mais comme voilées par l'absence du soleil. Ce n'est pas la profondeur de l'objet qu'elle exprime, mais son visage plein de sourire dans la diaphanéité de l'ombre. Chaque nuance s'épanouit largement, avec quiétude; elle déborde jusqu'à s'étaler et sitôt se tient muette. Elle est vive pourtant. Souvent une touche brille au cœur du tableau; mais l'ensemble est si contenu que d'abord on ne la voit pas. C'est comme une luciole dans le feuillage. Puis, soudain, voici qu'elle veillait.
En même temps qu'il atténue sa couleur, mettant je ne sais quel suspens à sa floraison, Gauguin la répartit avec soin sur la toile. De tous les tons éparpillés en multiples flocons à la surface de l'objet qu'il copie, il opère le discernement; puis il condense chacun. Leur diversité confondue se rassemble peu à peu en larges taches dont chacune représente, réuni, un des aspects épars du modèle. C'est le contraire du procédé impressionniste. Dans le contour d'un arbre les feuillages se distribuent en quelques masses colorées qui se juxtaposent sagement. On sent une volupté de la couleur à s'arranger ainsi à l'intérieur des objets, à se disposer suivant leur forme. Sur la déclivité du terrain, ce rose pourtant ne dépasse pas sa limite; il s'arrête en un remous frangé.
Mais les tons par lesquels les objets se laissent envahir, ne leur sont pas étrangers. Ce n'est pas un accord préconçu de nuances qui s'impose au tableau et remplace les teintes naturelles. Gauguin use seulement de son pouvoir sur les choses; il leur persuade de se laisser détourner légèrement de ce qu'elles sont. Il appelle leurs tons du sein du désordre; il les tente avec subtilité, il les invite à se reformer. Il invoque en silence les éléments dispersés et les rejoint par une sorte d'influence, ainsi qu'en soufflant sur des braises on les ranime en une seule flamme.
A ce moment naît l'accord du tableau. Toutes les diverses couleurs, sous l'inspiration cachée, consentent un pacte. Les objets ont été amenés doucement à se correspondre; leurs visages délicats et différents sont tournés vers moi. Je reconnais chacun, je goûte longuement sa nuance agrandie et je sens avec délice comment elle est confirmée en ce même moment à l'autre extrémité du tableau par une touche imperceptible qui l'imite, dissimulée. Délicatesse des rappels secrets! Souvenir parmi les feuilles du ton le plus exposé! Jardin des balancements!
Peut-être en certaines toiles trop de fleurs, une richesse trop épanouie.... Le tableau de Gauguin que j'aime le plus, c'est ce grand panneau[1], cet étrange Paradis méditatif, intitulé: "Que sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous?" Il renferme des parties de clair-obscur, des enveloppements. La tiède nuit tahitienne baigne le paysage. Et n'est-ce pas elle qui se tient dans le fond comme une femme voilée par l'ombre et retirée?
1910.
[1] Appartient à M. Frizeau.
III
PAUL CLAUDEL
PAUL CLAUDEL, POÈTE CHRÉTIEN
Certes le nom de Cœuvre ne
s'éteindra point dans les âges.
(Paul Claudel, La Ville).
I
O toi, qui comme la langue résides dans un lieu obscur!
S'il est vrai, comme l'eau jaillit de la terre,
Que la nature pareillement entre les lèvres du poète nous ait ouvert une source de paroles,
Explique-moi d'où vient ce souffle par ta bouche façonné en mots.
Car quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille
S'émeut dans le silence de Midi, la paix en nous peu à peu succède à la pensée.
Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde.
Tu n'expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables[1].
Seules les paroles du poète sont dignes de lui être adressées. Et quelles diraient mieux le mystère de son génie? Il ne faut que l'entendre parler, que livrer notre cœur à son murmure: déjà nous sommes initiés au secret de l'univers; avant d'avoir compris le contenu de ses mots, nous sentons éclore en nous une explication ineffable de toutes choses. Le sens du monde nous est révélé: "Nous sommes accordés à la mélodie de ce monde." Ce n'est pas que nous pensions pouvoir désormais assigner à chaque effet sa cause, ni que nous ayons conquis la raison mathématique de la nature; mais c'est une conscience, une certitude, une pénétration de tout en profondeur: "La paix en nous peu à peu succède à la pensée."
Il y a en effet dans le mot une secrète vertu dont le poète sait se rendre maître. Le mot est plus qu'un signe conventionnel. Il est, prononcé, un rythme qui reproduit le rythme constitutif de l'objet désigné. Il est la forme essentielle de l'objet copiée par l'attitude physique de celui qui le dit[2]. Par lui le poète évoque directement la chose, la rend