Vidocq. Arthur Bernede

Vidocq - Arthur  Bernede


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de paître pour se réfugier, en tas, dans les rares coins d’ombre que leur ménageaient les haies brûlées par le soleil, ou sous les arbres dont les feuilles grillées se détachaient lentement en tourbillonnant vers le sol.

      Les oiseaux, invisibles, se taisaient. Les ruisseaux, desséchés, n’avaient plus de murmures. Partout, le silence, comme l’air, était de plomb… et, tout au lointain, la cloche d’une église de village, égrenant l’angélus, ajoutait encore par ses sonorités lasses et monotones à la torpeur des êtres et à l’engourdissement des choses.

      Animant la nature morne, assoupie, de sa silhouette osseuse et fatiguée de vagabond des grandes routes, un homme ou plutôt le spectre d’un homme suivait, la sueur aux tempes, les lèvres desséchées, un chemin creux, encaissé, rocailleux que bordait un double fossé embroussaillé de ronces et de mûriers sauvages.

      Portant sur son dos courbé une besace vide, s’appuyant à un gourdin solide, il marchait, les pieds nus, ses loques de mendiant collées à son corps efflanqué… et tout en mâchonnant ces mots que lui inspiraient la fièvre ou la démence :

      — Maudite société ! Qu’as-tu fait de moi ?… Ah ! Mais je ne crèverai pas avant de m’être vengé… Non, non, je ne crèverai pas !… Ils n’ont pas eu ma peau… ils ne l’auront jamais !… Va, mon vieux, va toujours… Le diable est en toi et le diable est plus fort que le monde !

      Tout à coup, le chemineau qui avait heurté une grosse pierre trébucha et faillit choir.

      — Hé là ! fit-il, qu’est-ce que j’ai donc ?… On dirait que ça tourne ! C’est que ça fait deux jours au moins que je n’ai pas eu une croûte de pain sous la dent ; et dame, des fruits verts, des betteraves, des pommes de terre crues, c’est pas fait pour vous donner beaucoup de force !

      « Un peu de courage… Il fera nuit dans deux heures et peut-être que je trouverai dans quelque basse-cour un œuf ou deux à gober, en attendant que je puisse me faire cuire une bonne poule !

      Le vagabond voulut continuer sa route ; mais, de nouveau, il chancela.

      — Allons, bon, voilà maintenant que ça me chante dans les oreilles, pire que si c’était un essaim d’abeilles qui bourdonnerait autour de moi.

      « Y a pas… faut que je m’arrête ou je vais tomber faible … et ils seraient trop contents, messieurs les gendarmes, s’ils ramassaient ma guenille, avant que j’aie pu seulement leur crier gare !

      Le malheureux, lourdement, se laissa glisser sur le talus… et, enlevant le méchant bonnet de coton déteint qui lui recouvrait le crâne, il essuya son front ruisselant avec la manche déchirée d’une vieille veste trouée au coude et qui avait dû, dix ans auparavant, servir d’uniforme à un soldat d’infanterie.

      Cet homme, qui venait on ne sait d’où, représentait vraiment la misère dans ce qu’elle a de plus affreux et de plus déprimant.

      Impossible de lui donner un âge, tant son corps étique, ses joues émaciées, sa barbe de plusieurs jours, sa chevelure poussée en touffes inégales et parsemées de nombreux fils d’argent contrastaient avec l’extraordinaire acuité d’un regard aussi clair, aussi brillant que celui d’un garçon de vingt ans.

      Tout à coup, il poussa un cri :

      — Aïe… ma jambe !

      D’un geste las, il retroussa son pantalon de toile effilochée, qui laissait apparaître, à la hauteur de la cheville gonflée à éclater, une bande rougeâtre, qui, large de plusieurs centimètres, ressemblait à une cicatrice.

      —Y a pas, grommela-t-il en hochant la tête : quand les « argousins » vous marquent, c’est bien pour la vie…

      « On a beau leur échapper, faut toujours qu’ils vous fassent souffrir !

      Et, poussant un profond soupir, il ajouta :

      — C’est dur, tout de même d’en être là… surtout quand on ne l’a pas mérité !

      « Ah ! si je pouvais seulement une fois manger à ma faim, boire à ma soif, et surtout me coucher dans un lit aux draps bien propres, bien frais… et m’endormir doucement… tout doucement, sans plus penser à rien… Ce me serait égal, après, de ne plus me réveiller…

      « Car mieux vaut mourir libre que vivre au bagne, rivé à un boulet et roué de coups par les « chiourmes »,

      « Hein ! Qu’est-ce que tu dis là, mon vieux François ! Mourir ! Toi ! Mais tu deviens fou, mon bonhomme !…

      « Mourir ! Allons ! Allons ! Réveille-toi, clampin ! Tu sais ce que tu vaux, car tu sais ce que tu veux… Debout… oui, debout donc…

      « En avant, maudite carcasse !… Continue ton voyage… Dans trois jours tu seras à Paris… et alors… oui, alors… on verra ce qu’on verra !

      Réconforté par l’exhortation mystérieuse qu’il venait de s’adresser, le vagabond se redressa sur les genoux et, cueillant quelques mûres qui, saupoudrées de poussière, semblaient ironiquement s’offrir à sa détresse, il les portait lentement à sa bouche, lorsque, tout à coup, il s’arrêta.

      Deux voix claires, argentines, s’élevaient d’un petit bois qui surplombait le chemin creux dans lequel il s’était arrêté.

      L’une ordonnait, déjà impérieuse :

      — Viens donc, Tiennot, viens vite… Rentrons chez nous ! L’autre répondait, mutine, obstinée :

      — Non, Fanchette, non… j’veux pas !

      La figure du miséreux s’éclaira d’un rayonnement révélant, sous la sauvagerie de ses allures et l’âpreté de ses traits, une sorte de bonté intérieure qui, subitement, transformait la bête fauve traquée qu’il semblait être en une créature profondément sensible et humaine.

      Rampant le long du talus, il écarta avec précaution, de ses mains maigres, parcheminées, aux doigts longs et noueux, les épines acérées dont il ne sentait pas les piquants…

      Aussitôt, sa figure s’adoucit en un attendrissement étrange.

      Maintenant, il était presque beau… tant il émanait de lui de sincère émotion, de naïve tendresse.

      — Un enfant ! murmura-t-il d’une voix tremblante.

      Ses yeux qui se voilaient d’une buée légère, ses yeux qui ne devaient plus savoir pleurer, demeurèrent fixés avec une sorte d’extase sur un petit paysan de six à sept ans qui, un doigt dans la bouche et l’air buté, dodelinait son front rose sous l’auréole de ses beaux cheveux blonds, tandis qu’une fillette, sa sœur sans doute, à peine plus âgée que lui, le tirait par le bras en menaçant :

      — Si tu ne m’obéis pas, je le dirai à la « mère »… Tu seras encore fouetté… et avec des orties, c’te fois !

      Mais le gamin s’obstinait.

      — J’veux chercher Bas-Rouge ! La fillette ripostait :

      — Bas-Rouge est un vilain chien qui se sauve tout le temps de la maison… Voilà trois jours qu’il est parti… Il ne reviendra plus maintenant.

      Échappant à sa sœur, le petit Tiennot se mit à courir sous les arbres tout en appelant :

      — Bas-Rouge !… Bas-Rouge ! Fanchette s’élança à sa poursuite.

      Mais le petit avait de l’avance et trottait vite. Elle allait pourtant le rejoindre lorsque, soudain, elle demeura figée sur place, les traits convulsés par une frayeur soudaine.

      Un gros chien beauceron, sans collier, à poil noir et ras, aux pattes couleur de feu, maigre, efflanqué, l’œil fixe, ardent, la queue basse, la gueule écumante, la langue pendante, bleuâtre et couverte de poussière, venait de surgir d’un fossé à quelques mètres de Tiennot qui, l’apercevant, s’écria en gambadant :


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