Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron
à son tour, garda le silence. « Puisque chacun de vous, reprit Aspasie, n’a pas voulu me répondre sur le seul point que je désirais savoir, je vais répondre pour vous deux. Vous, vous désirez le meilleur des époux ; et vous, Xénophon, la meilleure des femmes. « Si vous ne réussissez à devenir, l’un, l’homme le plus parfait, et l’autre, la femme la plus accomplie, vous regretterez toujours de n’avoir point fait un meilleur choix. » Ainsi, par l’enchaînement de ses questions, en les faisant convenir de choses évidentes, elle a réussi à les faire tomber d’accord sur des choses qui leur auraient semblé douteuses, si elle ne leur avait fait que des questions isolées.
C’était la manière habituelle de Socrate ; il cherchait moins à convaincre par ses propres raisons celui avec lequel il s’entretenait, qu’à le conduire insensiblement, par une suite d’aveux qu’il ne pouvait lui refuser, à une conclusion qui devait en être la conséquence nécessaire.
XXXII. Le premier principe de cette manière de raisonner, c’est qu’il doit être impossible de ne pas nous accorder la première partie de notre induction ; car la proposition qu’on établit pour faire convenir d’une chose douteuse ne doit pas être douteuse elle-même. Ensuite, l’objet que nous voulons prouver par l’induction doit être semblable à ce que nous avons posé d’abord pour certain. En effet, à quoi peut nous servir ce qu’on nous accorde, s’il n’a point de rapport avec la conclusion que nous voulons obtenir ? Enfin, il faut cacher sa marche, et ne pas laisser voir le but auquel doivent conduire les premières inductions. Autrement, celui qui voit, dès la première question, qu’en accordant ce qu’on lui demande, il lui faudra nécessairement accorder ce dont il ne veut pas convenir, vous empêchera, par son silence ou par une mauvaise réponse, de pousser plus loin vos questions. Il faut donc que ces questions le conduisent, sans qu’il s’en aperçoive, de ce qu’il vous accorde à ce qu’il ne veut pas accorder : alors vous le réduisez au silence, ou à l’alternative de nier ou d’avouer. S’il nie, montrez-lui l’identité de ce qu’il accorde et de ce qu’il n’accorde pas, ou servez-vous d’une autre induction. S’il avoue, concluez. Garde-t-il le silence, ou arrachez-lui une réponse, ou, puisque le silence est un aveu, concluez comme s’il avait avoué. Ainsi cet argument se divise en trois parties. La première se compose d’une ou de plusieurs similitudes ; la seconde, du point que nous voulons qu’on nous accorde, et pour lequel nous employons ces similitudes ; et la troisième, de la conclusion qui confirme la concession, ou montre ce qu’on en peut déduire.
XXXIII. Mais peut-être ne trouverait-on pas cette démonstration assez claire, si nous ne donnions un exemple de l’induction appliquée à une cause civile. Il me semble qu’un exemple de ce genre sera aussi de quelque utilité, non que l’usage en diffère dans la conversation et dans le discours, mais pour satisfaire ceux à qui un exemple d’un seul genre ne saurait suffire. Prenons la cause d’Épaminondas, général thébain ; cause si célèbre dans la Grèce. Ce grand homme n’avait point remis le commandement entre les mains du général nommé suivant la loi pour lui succéder ; mais il l’avait retenu pendant quelques jours, malgré la loi, pour achever d’abattre la puissance de Lacédémone, et il y avait réussi. L’accusateur peut employer l’induction pour défendre le sens littéral de la loi contre l’interprétation qu’on lui donnait : « Si l’on voulait, juges, ajouter au texte de la loi cette exception, qu’Épaminondas soutient avoir été dans l’intention du législateur, excepté le cas où l’intérêt de la patrie aurait déterminé le général à retenir le commandement, le souffririez-vous ? Je ne le pense pas. Que si vous-mêmes, et cette pensée est bien bonde votre sagesse et de votre respect pour la loi, vous vouliez, par honneur pour ce général, ajouter, sans l’ordre du peuple, cette exception à la loi, le peuple thébain le souffrirait-il ? Non, sans doute. Eh quoi ! pensez-vous qu’il soit permis d’agir comme si la loi renfermait une exception que vous regarderiez comme un crime d’y ajouter ? Non, Thébains, je connais trop votre sagesse ; vous ne pouvez penser ainsi. Et si le peuple, si vous-mêmes ne pouvez changer l’expression de la volonté du législateur, ne seriez-vous pas mille fois plus coupables de changer, par le fait et par votre jugement, une loi dont vous ne pouvez pas même changer les termes ? » Mais c’est assez, je crois, parler de l’induction pour le moment ; examinons maintenant la force et la nature de l’épichérème.
XXXIV. L’Épichérème tire du fond même du sujet une proposition probable qui, une fois connue et développée, se soutient par sa propre force et sa propre raison. Les rhéteurs qui ont parlé avec le plus de soin de cet argument, d’accord sur son usage dans l’éloquence, ne le sont pas tout à fait sur les préceptes qu’ils donnent à ce sujet ; car les uns le divisent en cinq parties, les autres ne lui en donnent que trois. II ne me semble pas inutile de faire connaître leur opinion et les raisons dont ils l’appuient. La digression sera courte. D’ailleurs, les uns et les autres ne manquent pas de motifs ; et c’est un point assez important dans l’art oratoire, pour mériter qu’on s’y arrête quelques instants.
Ceux qui lui donnent cinq parties veulent qu’on établisse d’abord la proposition, base de l’épichérème. Ainsi : « Les choses gouvernées avec prudence sont bien mieux conduites que celles où la prudence ne se trouve point. » C’est, suivant eux, la première partie. Elle doit être soutenue de différentes preuves, et amplifiée avec abondance et fécondité : « Une maison administrée avec sagesse est mieux montée, mieux approvisionnée qu’une maison en désordre et abandonnée au hasard. Une armée dirigée par un général plein de sagesse et d’expérience a un avantage immense sur une armée livrée à l’ignorance d’un chef présomptueux. Il en est de même pour un vaisseau : celui qui a le meilleur pilote fait la plus heureuse traversée. » La majeure ainsi prouvée, ce qui fait déjà deux parties du raisonnement, il faut tirer en troisième lieu, du sein même de la proposition, ce que vous voulez démontrer. Ainsi, pour suivre le même exemple : « Or rien n’est mieux conduit que l’univers. » C’est la troisième partie. La quatrième renferme les preuves de cette assomption : « Car le cours des astres est soumis à un ordre régulier ; leurs révolutions annuelles, asservies à une loi nécessaire et immuable, sont toujours dirigées vers le bien universel ; et la succession constante des jours et des nuits n’a jamais éprouvé le moindre désordre, ni exposé ainsi le monde à de funestes catastrophes. Preuves évidentes qu’une sagesse supérieure préside à la marche de l’univers. » La cinquième partie est la conclusion. Ou elle renferme simplement la conséquence des quatre autres parties qui ont précédé, ce qui peut se faire de cette manière : « Ainsi l’univers est gouverné avec sagesse ; ou elle résume en peu de mots la proposition et l’assomption, auxquelles elle ajoute la conséquence. » Voici quelle serait alors la conclusion du même exemple : « Que si les choses gouvernées avec prudence sont bien mieux conduites que celles où la prudence ne se trouve pas, et si rien n’est mieux conduit et gouverné que tout l’univers, il s’en suit que l’univers est gouverné par une secrète sagesse. » C’est ainsi que les rhéteurs dont je viens d’exprimer l’opinion croient devoir donner cinq parties à l’épichérème.
XXXV. Ceux, au contraire, qui n’en comptent que trois, ne suivent point une marche différente dans leur argument, mais seulement dans leur division. Ils ne veulent point qu’on sépare la proposition et l’assomption de leur preuve. Si on les sépare, ces deux parties, selon eux, seront incomplètes. Ainsi, ce que les autres divisent en proposition et en preuve, ils n’en forment qu’un seul tout ; c’est la proposition. Si cette proposition n’est point prouvée, ce ne peut pas être la proposition d’une argumentation régulière. Il en est de même pour l’assomption et sa preuve, que les premiers rhéteurs ont soin de distinguer, mais que ceux-ci appellent seulement assomption. C’est ainsi qu’ils divisent le même argument, les uns en trois, les autres en cinq parties : aussi la différence se fait-elle moins sentir dans la pratique que dans la théorie.
Pour moi, la division en cinq parties, suivie par tous les disciples d’Aristote et de Théophraste, me semble préférable ; car si l’école de Socrate avait adopté la première manière d’argumenter, qui procède par induction, Aristote, les péripatéticiens et Théophraste donnaient la préférence à l’épichérème ; et c’est aussi là le système suivi par