Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron
; vous êtes trop faible pour lui. Mon frère est trop sévère ; il l’est plus que la justice et le bien ne l’exigent.
C’est là qu’on doit trouver réunis la variété, les grâces du style, la peinture des passions et des mouvements du cœur, la sévérité, la douceur, la crainte, l’espoir, le soupçon, le désir, la feinte, l’erreur, la compassion, des révolutions, des changements de fortune, des revers soudains, des succès inattendus, et un agréable dénouement. Mais c’est en traitant de l’élocution que nous enseignerons l’art d’employer tous ces ornements du style. Occupons-nous maintenant de la narration qui renferme l’exposition de la cause.
XX. Brièveté, clarté, vraisemblance, voilà les trois qualités de la narration. Elle a le mérite de la brièveté, si l’orateur commence où il faut commencer, sans remonter trop haut ; s’il ne donne point des détails, quand il ne faut que des résultats ; car souvent il suffit d’énoncer un fait sans en développer les circonstances ; s’il s’arrête au moment de dire des choses inutiles ; s’il ne s’égare pas dans des digressions ; s’il s’exprime de manière à ce qu’on puisse, de ce qu’il dit, conclure ce qu’il ne dit point ; s’il omet non seulement tout ce qui lui est défavorable, mais encore tout ce qui ne lui est ni avantageux ni nuisible ; enfin s’il ne se répète jamais, s’il ne revient jamais sur ses pas. Mais n’allez pas vous laisser tromper par un air de concision. Que de gens ne sont jamais plus longs que quand ils se piquent de brièveté’ Ils tâchent de dire beaucoup de choses en peu de mots, au lieu de se borner à un petit nombre de choses essentielles ; car souvent on regarde comme concision de s’exprimer ainsi : « J’approche de la maison, j’appelle son esclave ; il me répond ; je lui demande son maître ; il m’assure qu’il n’y est pas. Il est impossible de dire plus de choses en moins de mots ; mais c’est encore être long, puisqu’il suffisait de dire qu’il n’y était pas. » Fuyez donc cette prétendue concision, et retranchez les circonstances inutiles avec autant de soin que les mots parasites.
La clarté de la narration consiste à exposer d’abord ce qui s’est fait d’abord, à suivre l’ordre des temps et des faits, à se conformer à la vérité ou à la vraisemblance. Il faut prendre garde de n’être ni confus ni entortillé ; ne point divaguer ; ne point remonter trop haut ; ne pas aller trop loin, et ne rien omettre d’essentiel ; en un mot, tous les préceptes donnés pour la brièveté peuvent s’appliquer à la clarté ; car souvent l’on est inintelligible plutôt à force d’être long qu’à force d’être obscur. Il faut aussi n’employer que des expressions claires ; mais nous parlerons de ce mérite en traitant de l’élocution.
XXI. La narration a de la vraisemblance, quand elle offre tous les caractères de la vérité ; quand elle observe fidèlement les convenances des personnes ; quand elle montre les causes des événements ; quand elle prouve qu’on a pu faire ce dont il s’agit ; que le temps était favorable, suffisant, le lieu commode ; enfin quand elle ne blesse point les mœurs connues des parties, l’opinion publique et les sentiments de l’auditoire. Voilà ce qui donne aux narrations un air de vérité.
Un autre point non moins important, c’est de savoir supprimer la narration quand elle est nuisible, ou seulement inutile ; c’est de prendre garde qu’elle ne soit déplacée, ou qu’elle ne se présente pas sous un jour favorable. Elle est nuisible, quand l’exposition du fait élève contre nous une forte prévention qu’il faut, dans le cours du plaidoyer, détruire par des raisonnements. Dispersez alors votre narration partie par partie dans le discours, et appuyez chaque circonstance de tout ce qui peut la justifier : c’est donner le contrepoison avec le venin, et ramener les esprits au moment qu’ils s’éloignent. Si la narration de votre adversaire est telle que vous n’ayez aucun intérêt à la recommencer, même en d’autres termes ; si l’auditoire a si bien envisagé les faits, qu’il vous importe peu de les lui présenter sous un autre point de vue, alors la narration est inutile, et il faut la supprimer. Elle est déplacée, quand elle n’occupe pas dans le discours la place qui lui convient ; mais ceci appartient à la disposition, et nous en parlerons en traitant de cette partie. La narration n’est pas dans un jour favorable, quand elle expose avec clarté, quand elle embellit ce qui peut servir notre adversaire, quand elle est obscure et négligée dans ce qui nous est avantageux. Pour éviter cet écueil, ramenez tout à l’intérêt de votre cause ; supprimez, autant qu’il est possible, toutes les circonstances défavorables ; glissez légèrement sur tout ce qui est dans l’intérêt de votre adversaire ; mais développez avec soin, avec clarté tout ce qui peut vous servir. Je crois en avoir assez dit sur la narration ; passons maintenant à la division.
XXII. Une division bien faite rend tout le discours clair et lumineux. La Division a deux parties, toutes deux également nécessaires pour développer la cause et fixer le point de discussion. La première établit en quoi nous sommes d’accord avec l’adversaire, et ce que nous lui contestons ; c’est elle qui indique à l’auditeur ce qui doit fixer son attention. L’autre renferme l’analyse rapide et la distribution de ce qui va faire la matière du discours ; c’est elle qui annonce à l’auditeur que le discours sera terminé, quand nous aurons traité tels et tels points. Nous allons indiquer en peu de mots la manière d’employer l’une et l’autre de ces divisions.
La première, celle qui établit en quoi nous sommes ou non d’accord avec l’adversaire, doit tourner en faveur de la cause ce dont on est tombé d’accord avec lui. Vous convenez, par exemple, qu’Oreste a tué sa mère ; « mais l’accusateur convient aussi que Clytemnestre avait assassiné. Agamemnon. » C’est ainsi que chacun est tombé d’accord sur un point, sans négliger l’intérêt de sa cause. Établissez ensuite le point de discussion en posant l’état de la question : nous avons indiqué plus haut la manière de le trouver.
Les caractères de cette autre partie de la division qui présente l’analyse et la distribution de la cause sont la brièveté, l’exactitude et la justesse. La brièveté n’admet aucun mot inutile, parce qu’il s’agit d’attacher l’auditeur, non par des ornements étrangers, mais par le fond même et les parties de la cause. L’exactitude embrasse tous les genres que renferme la cause : un défaut capital qui détruit tout l’effet du discours, c’est d’omettre quelque point essentiel, qu’on serait obligé ensuite de placer hors de la division. La justesse établit les genres, sans les mêler et les confondre avec les espèces. Car le genre embrasse plusieurs espèces, comme animal : l’espèce est comprise dans le genre, comme cheval ; mais souvent le même objet est à la fois genre et espèce : homme, par exemple, est espèce d’animal, et genre par rapport aux Thébains ou aux Troyens.
XXIII. J’insiste sur cette règle, parce que la division des genres, une fois clairement établie, aide beaucoup à la justesse. En effet, l’orateur qui dit : « Je montrerai que les passions, l’audace l’avarice de mes adversaires, sont la source de tous les maux de la république, » ne s’aperçoit pas que dans sa division il confond le genre et les espèces. Passion est genre pour tous les désirs déréglés de l’âme, et l’avarice est évidemment une de ses espèces.
Évitez donc, surtout dans une division, de joindre au genre une de ses parties, comme un genre différent. Que si le genre comprend plusieurs espèces, contentez-vous de l’exposer d’abord dans la division de la cause, pour le développer à loisir, quand la marche de votre discours vous aura conduit à ce point. La justesse nous apprend encore à ne pas promettre de prouver plus qu’il ne faut ; à ne pas dire, « Je démontrerai que mes adversaires ont eu le pouvoir et la volonté de n commettre ce délit, et qu’ils l’ont commis : » il suffit de prouver qu’ils l’ont commis. La cause est-elle assez simple pour ne point admettre de division, gardez-vous de vouloir diviser ; mais ce cas est extrêmement rare.
Il est encore d’autres préceptes sur la division ; préceptes qui n’appartiennent pas proprement à l’art oratoire, mais qui s’appliquent aussi à la philosophie, à qui nous avons emprunté en ce genre tout ce qu’elle nous offrait d’utile, et que nous n’avons trouvés dans aucune autre rhétorique.
Quelque sujet que vous traitiez, souvenez-vous toujours de ces principes de la division, et suivez dans la marche du discours