Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron

Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron - Ciceron


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arracher les hommes à l’empire de l’habitude, et les amener à un genre de vie si différent du premier. Mais, les villes une fois établies, comment apprendre aux hommes à respecter la justice, à pratiquer la bonne foi, à obéir volontairement aux autres, à supporter les plus pénibles travaux, à sacrifier leur vie même pour le bien public, si l’éloquence n’était venue leur persuader les vertus découvertes par la raison ? Oui, sans doute, il fallut tout le charme d’une éloquence à la fois profonde et séduisante, pour amener sans violence la force à plier sous Ie joug des lois, à descendre au niveau de ceux sur lesquels elle pouvait dominer, à renoncer enfin aux plus douces habitudes dont le temps avait fait une seconde nature. Tels furent l’origine et les progrès de l’éloquence, qui, par la suite, décida des plus grands intérêts, et dans la paix et dans la guerre, et rendit aux hommes les plus importants services. Mais quand une facilité dangereuse cachée sous le masque du talent, dédaignant les sentiers de la sagesse, se livra tout entière à l’étude de la parole, alors la perversité des orateurs abusa des dons de l’esprit pour bouleverser les villes, et faire le malheur de leurs concitoyens.

      III. Puisque nous avons développé la cause des bienfaits de l’éloquence, tâchons d’expliquer les causes de sa dépravation. Il me semble naturel de croire que d’abord on n’abandonna point l’administration des affaires à des hommes sans sagesse et sans éloquence, et que ceux qui réunissaient ces deux avantages ne se livraient point à la discussion des intérêts particuliers ; mais que, tandis que les hommes supérieurs s’occupaient des affaires de l’État, des hommes qui n’étaient point tout à fait dépourvus de talent, discutaient les intérêts privés et domestiques. Accoutumés, dans ces débats obscurs, à soutenir le mensonge contre la vérité, leur audace s’accrut par l’habitude de la parole ; et il fallut que les premiers citoyens s’occupassent de les contenir, et de défendre tout ce qui les entourait contre les entreprises de ces pervers. Bientôt, comme l’orateur qui dédaignait l’étude de la sagesse, pour se livrer tout entier à l’éloquence, paraissait souvent marcher le rival des autres, et quelquefois même s’élever au-dessus d’eux, la multitude séduite le jugeait, comme il le pensait lui-même, digne de gouverner la république. Dès lors il ne fallut pas s’étonner que, sous des pilotes sans expérience et sans modération, la patrie éprouvât les plus grands et les plus funestes naufrages. Ces désordres jetèrent tant de défaveur et d’odieux sur l’éloquence, que les hommes les plus favorisés de la nature, fuyant le tumulte et les orages du forum, se réfugièrent au sein des études paisibles, comme dans un port assuré contre ces tempêtes. C’est ce qui répandit tant d’éclat sur les sciences philosophiques et morales, auxquelles les hommes les plus distingués consacrèrent leurs loisirs ; et l’on renonça au talent de la parole, dans le temps où il importait le plus d’en conserver et d’en augmenter lu salutaire influence ; car, plus l’audace et la témérité de l’ignorance et du crime profanaient un talent si noble et si juste, en le tournant contre la patrie, plus il fallait leur résister avec énergie, et défendre la république.

      IV. Voilà ce qui n’avait point échappé à notre grand Caton, à Lélius, à Scipion l’Africain, qu’il est permis de regarder comme leur disciple, ni aux Gracques, petits-fils de Scipion, tous hommes supérieurs, dont le mérite éclatant augmentait l’autorité, et en qui l’éloquence, qu’ils consacraient à la défense de la patrie, rehaussait les plus brillantes qualités. Je suis persuadé comme eux que, bien loin de négliger l’étude de l’éloquence, à cause de l’abus criminel qu’on en fait chaque jour dans les affaires publiques et particulières, il faut s’y livrer avec plus de zèle, pour s’opposer au dangereux ascendant qu’usurpent des orateurs pervers, au grand dommage des gens de bien, et pour la ruine commune de tous ; et on le doit d’autant plus, que l’éloquence est le principal ressort des affaires publiques et privées, puisqu’elle seule nous conduit avec honneur et sans danger dans les sentiers de la gloire et du bonheur. N’est-ce pas elle qui, dirigée par la sagesse, dont la voix doit nous guider en toutes choses, rend les États florissants ? N’est-ce pas elle qui rassemble sur ceux qui la cultivent, la gloire, les honneurs, les dignités ? N’est-ce pas elle enfin qui offre à leurs amis la protection la plus sûre et la plus puissante ? N’est-ce point la parole qui donne aux hommes d’ailleurs si faibles et si misérables, une supériorité si marquée sur la brute ? Aussi, qu’il est beau de s’élever au-dessus de l’homme parce qui l’élève lui-même au-dessus des animaux ! Si donc on ne doit pas seulement l’éloquence à la nature et à l’exercice, mais aussi à l’étude de l’art oratoire, il ne sera peut-être pas inutile de mettre sous les yeux les préceptes que nous ont laissés les rhéteurs.

      Mais, avant de parier des préceptes oratoires, nous expliquerons d’abord ce que veulent dire ces mots de genre de devoir, de fin de matière, de parties. Cette connaissance abrége et facilite l’étude de chaque objet en particulier et permet de considérer l’art dans son ensemble.

      V. La science du gouvernement se compose d’une foule de connaissances importantes. Une des principales et des plus étendues est cette éloquence artificielle qu’on nomme rhétorique. Car, sans être de l’avis de ceux qui croient l’éloquence inutile au gouvernement d’un État, nous pensons encore moins que la science du gouvernement soit renfermée tout entière dans l’art du rhéteur. Mais nous dirons que le talent oratoire fait partie de la science du gouvernement ; que le devoir de l’orateur est de parler de manière à persuader que la fin du devoir est la persuasion par le moyen de la parole. Il y a cette différence entre la fin et le devoir, que le devoir indique la marche, et la fin le but qu’on se propose. Le devoir du médecin est de soigner ses malades comme il convient pour les guérir, et la fin, de les guérir par ses soins. Ainsi, pour expliquer ces mots, devoir et fin de l’orateur nous dirons que par devoir nous entendons ce qu’il doit faire, et par fin, le but qu’il veut atteindre.

      On appelle matière de l’art la réunion des choses qui appartiennent, soit à l’étude, soit à la pratique d’un art en général. On dit, par exemple, que les maladies et les blessures sont la matière de la médecine, parce que la médecine est tout occupée de ce double objet. Nous dirons pareillement que tout ce qu’embrassent l’art et le talent de l’orateur est la matière de la rhétorique. Cependant les rhéteurs ont assigné des limites plus ou moins étendues à leur domaine. Gorgias le Léontin, un des premiers qui enseignèrent les règles de l’éloquence, voulait que l’orateur fût capable de très bien parler sur tous les sujets qu’on lui proposerait. Il donne ainsi à la rhétorique une matière infinie, et presque sans bornes. Mais Aristote, à qui nous devons tant de si belles et de si excellentes leçons, a jugé que le devoir du rhéteur embrassait trois genres de causes ; le démonstratif, le délibératif et le judiciaire. Le genre démonstratif, qui s’attache aux personnes, a pour but l’éloge ou le blâme. Le délibératif, qui repose sur une question, sur une discussion politique, renferme une opinion. Le genre judiciaire, qui roule sur un jugement à prononcer, comprend l’attaque et la défense, ou les fonctions de demandeur et de défendeur. Nous croyons, comme Aristote, que dans la division de ces trois genres se trouve renfermée toute la matière de la rhétorique.

      VI. Hermagoras, en effet, semble ne point songer à ce qu’il dit, et ne pas comprendre tout ce qu’il promet, quand il divise la matière de l’éloquence en cause et en question. Il définit la causa un sujet de controverse soumis à la parole, avec intervention de personnes, objet que nous avons aussi renfermé dans le domaine de l’orateur, par notre précédente division des genres démonstratif, délibératif et judiciaire. Il appelle question un sujet de controverse soumis à la parole, sans intervention de personne, comme Est-il quelque autre bien que la vertu ? Faut-il s’en rapporter au témoignage des sens ? Quelle est la figure du monde ? la grosseur du soleil ? questions qui doivent assurément paraître fort étrangères au devoir de l’orateur. N’est-ce pas, en effet, une insigne erreur que d’attribuer à l’éloquence, comme des sujets à traiter en passant, des questions que le génie de nos philosophes les plus profonds, soutenu d’un travail infatigable n’a pu encore éclaircir ? Quand même l’étude et des connaissances immenses auraient aplani pour Hermagoras toutes ces difficultés, il n’en aurait pas moins, plein de confiance dans une vaste instruction, mal défini le devoir de


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