Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron

Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron - Ciceron


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de force ; et pour revenir aux chevaux dont j’ai parlé tout à l’heure, il n’est personne qui, libre dans son choix, ne se serve plus volontiers de celui qu’il monte d’ordinaire, que d’un autre qu’il n’a jamais essayé. Cette force de l’habitude nous attache non seulement aux animaux, mais encore aux choses inanimées : ainsi nous nous plaisons dans les lieux escarpés et sauvages où nous avons longtemps vécu. Mais un point essentiel en amitié, c’est que la supériorité des rangs disparaisse. Il est souvent des amis d’un ordre élevé, comme l’était Scipion dans notre société. Jamais il n’eut l’air de se préférer à Philus, ou à Mummius, ou à Rupilius, jamais à aucun de nos amis, de quelque rang inférieur qu’il fût. Il respectait le droit d’aînesse dans Q. Maximus, son frère, homme d’un grand mérite, mais qui certes ne le valait pas ; et il voulait que l’éclat de sa gloire rejaillît sur tous les siens. Tel est l’exemple que tout le monde doit suivre. L’homme qui s’élève par sa vertu, par son génie, par sa fortune, doit faire participer les siens à son élévation ; de manière que s’il est né de parents obscurs, si ses proches sont sans crédit et sans biens, il leur fasse part de ses richesses et leur communique son éclat. Voyez les personnages mêmes de la fable : après avoir, dans l’ignorance de leur naissance et de leur race, longtemps vécu dans la servitude, lorsqu’ils viennent à être reconnus et qu’ils se voient les enfants des dieux ou des rois, ils conservent néanmoins leur tendresse pour les bergers qu’ils ont longtemps regardés comme leurs pères : à plus forte raison doit-on le faire pour ses véritables parents. Les fruits du génie, de la vertu et de toute espèce de supériorité, sont bien plus doux à recueillir lorsqu’on les partage avec les siens.

      L’amitié ne peut être solide que lorsque l’âge et le caractère sont formés. Ceux qu’on chérit dans la jeunesse, parce qu’ils ont, comme nous, le goût de la chasse ou de la paume, ne sont pas toujours nos amis ; car alors nos nourrices et ceux qui ont dirigé notre enfance, par droit d’ancienneté, auraient le plus de part à l’attachement de notre cœur : nous ne devons pas, certes, les négliger ; mais l’affection qu’on leur doit est d’une autre nature. Sans cette attention, il n’y aurait guère de stabilité dans l’amitié. La différence des habitudes produit celle des goûts, et c’est là ce qui rompt les amitiés. La seule cause qui empêche les bons et les méchants de se lier jamais ensemble, c’est la différence de leurs mœurs et de leurs inclinations ; et cette différence est aussi grande qu’elle puisse être. Nous devons encore établir comme un principe en amitié, de ne point nuire à nos amis par un excès d’affection, ainsi qu’il arrive souvent. Pour en revenir à la fable, Néoptolème(20) ne fût jamais venu à bout de prendre Troie, s’il eût cédé aux larmes de Lycomède, auprès de qui il avait été élevé, et qui s’opposait à son départ. De grands intérêts exigent souvent la séparation de deux amis. Celui qui s’y oppose pour s’épargner les regrets de l’absence, laisse voir sa pusillanimité, sa faiblesse, et se montre par là peu juste en amitié. En toutes choses, il faut considérer, et ce que vous demandez à votre ami, et ce que vous pouvez lui accorder.

      Ceux-là méritent notre amitié qui ont en eux-mêmes les moyens de se faire aimer. De tels hommes sont rares, comme toutes les choses excellentes, et il n’est rien de plus difficile que de trouver un objet qui, dans son genre, soit parfait de tout point. Mais il est bien des gens qui ne voient rien de bon dans le monde que ce qui peut leur être avantageux ; et parmi leurs amis, comme parmi leurs bestiaux, ils distinguent et préfèrent ceux dont ils espèrent retirer les plus grands profits. Ainsi ils sont étrangers à cette amitié si naturelle et si noble, qu’on ne recherche que pour elle et à cause d’elle ; et ils ne sauraient éprouver par eux-mêmes quelle est la nature et la force d’une telle amitié. Chacun s’aime soi-même, non par l’espoir de quelque récompense, mais parce que l’amour de nous-mêmes est un sentiment que la nature nous donne. Si le même désintéressement n’existe pas dans l’amitié, il n’y a point de véritable ami ; car notre ami est un autre nous-même. Que si nous voyons tous les animaux, ceux qui peuplent les airs, la terre ou les mers, ceux qui sont devenus domestiques ou qui sont restés sauvages, d’abord s’aimer eux-mêmes (car c’est un instinct qui naît avec l’animal), ensuite désirer et rechercher ceux de leur espèce pour vivre avec eux, et cela par une espèce d’amour qui a quelque ressemblance avec le nôtre : combien plus ce penchant est-il dans la nature de l’homme, qui non seulement s’aime lui-même, mais qui trouve un autre homme, dont l’âme se confond tellement avec la sienne, que de deux elles n’en font presque qu’une seule ?

      XXII. Mais une injustice, pour ne pas dire une impudence bien commune parmi les hommes, c’est de vouloir que leurs amis soient tels


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