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que les choses ont commencé de prendre, je n’assurerais pas qu’un tel malheur n’arrivât un jour[15] ; et les destinées de la république après ma mort ne m’intéressent pas moins que la situation où elle peut se trouver aujourd’hui.

      XIII. Consacrons donc cette première loi de l’amitié, qu’il faut ne demander à nos amis et ne faire pour eux que ce qui est honnête ; mais qu’il faut alors nous conduire avec zèle, sans hésiter, sans attendre qu’ils nous en prient. Empressons-nous aussi de leur donner librement nos conseils. Un ami qui conseille le bien doit avoir sur son ami une grande autorité : qu’il s’en serve pour l’avertir, non seulement avec franchise, mais même avec force si le cas l’exige. Pour nous, obéissons toujours à des conseils salutaires.

      Des hommes, à qui j’apprends que la Grèce donne le nom de sages, ont professé, dit-on(13), des opinions bien étranges. Qu’y a-t-il au reste qui n’ait été l’objet de leurs arguties ? Les uns prétendent, par exemple, qu’on doit éviter les amitiés trop vives, de peur qu’un seul ne soit chargé des sollicitudes de plusieurs ; que chacun a assez et trop peut-être de ses affaires ; qu’il est fâcheux de se trouver trop embarrassé dans celles d’autrui, et qu’il est à propos que les nœuds de l’amitié soient lâches, afin de pouvoir les serrer ou les relâcher davantage à son gré. Le grand point, disent-ils, pour vivre heureux, c’est d’être tranquille ; et comment un homme pourra-t-il l’être, s’il porte seul le fardeau de plusieurs ? D’autres (et leur opinion, que j’ai déjà réfutée en peu de mots, est encore plus déshonorante pour l’humanité) soutiennent qu’on doit chercher dans l’amitié un support, des ressources, et non l’affection, les plaisirs du cœur ; qu’ainsi, moins on se sent de courage et de forces, plus on doit tâcher d’avoir des amis ; et que par cette raison, les secours de l’amitié sont plus désirés par les femmes que par les hommes, par les petits que par les grands, par les pauvres que par les riches. Voilà une belle sagesse ! C’est ôter au monde le soleil, que d’ôter de la vie l’amitié, le plus doux, le plus beau présent-que nous ayons reçu des dieux immortels. Et qu’est-ce que cette tranquillité dont ils parlent ? Au premier abord, elle a quelque chose qui séduit ; mais on s’aperçoit bientôt qu’elle est souvent incompatible avec nos devoirs. Serait-il raisonnable, par exemple, sous prétexte de tranquillité, de ne point entreprendre une chose honnête, ou de l’abandonner après l’avoir entreprise ? Si nous fuyons toute sorte de soins, il faut fuir aussi la vertu, qui nécessairement doit prendre quelque soin de haïr et de combattre les vices, comme la bonté combat la méchanceté ; la continence, le libertinage ; le courage, la pusillanimité : c’est ainsi que vous voyez les hommes justes s’affliger des injustices ; les braves, des lâchetés ; les sages, des dérèglements. Il est impossible qu’une belle âme ne se réjouisse pas du bien et ne s’afflige pas du mal. Si le sage ne peut être exempt de la douleur (et comment le serait-il, à moins d’arracher l’humanité de son cœur ? ), pourquoi la crainte de nous exposer à quelques peines nous ferait-elle entièrement bannir de la vie l’amitié ? Quelle différence y a-t-il, si vous ôtez à l’homme le sentiment, je ne dis pas entre l’homme et la brute, mais entre l’homme et une pierre, ou un arbre, ou toute autre chose inanimée ? Il ne faut point s’en rapporter, pour la vertu, à ceux qui veulent qu’elle soit aussi dure que le fer ; elle est, au contraire, en beaucoup d’occasions, et principalement en amitié, tendre et sensible ; elle se dilate, pour ainsi dire, ou se resserre, selon les bons ou les mauvais succès d’un ami. Ainsi, le chagrin que nous cause souvent le sort d’un ami ne doit pas plus nous faire proscrire l’amitié, que les soins et les peines qui accompagnent quelquefois la vertu ne nous empêchent d’y rester fidèles.


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