Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron
ne me parait vraie : la première, que nous ne devons être disposés à faire pour nos amis que ce que nous ferions pour nous ; la seconde, que notre bienveillance doit être mesurée sur la leur ; la troisième, qu’il ne faut apprécier un ami que comme il s’apprécie lui-même. Je n’adhère à aucune de ces trois maximes ; et premièrement celle-là n’est pas vraie, qu’on ne doive avoir pour son ami que le même zèle qu’on a pour soi. Combien de choses, en effet, ne faisons-nous pas pour nos amis, que nous ne ferions point pour nous-mêmes[18] : comme de prier, de supplier un homme que nous méprisons, de nous élever contre un autre avec plus d’aigreur, d’éclater avec plus de véhémence ? Ces procédés, qui ne seraient pas convenables dans notre propre cause, deviennent généreux dans celle de nos amis. Il est aussi beaucoup d’occasions où un homme libéral abandonne et sacrifie ses intérêts propres pour en faire jouir de préférence son ami. La seconde maxime borne l’amitié à une égale mesure de sentiments et de services. C’est avoir de l’amitié une idée bien petite et bien étroite, que de la réduire ainsi en calcul, par un rapport exact entre ce qu’on donne et ce qu’on reçoit. La vraie amitié me paraît bien plus généreuse et plus magnifique, en n’examinant pas avec cette rigueur si elle rend plus qu’elle n’a reçu. Lorsque l’on donne à son ami, il faut donner à pleines mains, sans craindre de perdre quelque chose, ou d’en faire trop pour un ami. La plus mauvaise de ces trois maximes est la dernière : Qu’il ne faut avoir de ses amis que l’idée qu’ils en ont eux-mêmes. Combien n’en est-il pas, en effet, qui n’ont pas une assez bonne opinion d’eux-mêmes, et dont il convient de relever les espérances ! Il ne serait pas d’un ami de penser comme eux. Tâchons, au contraire, d’obtenir qu’ils rappellent leur courage, et de les faire renaître à de plus douces pensées, à une plus noble confiance.
Il faut donc prescrire d’autres bornes à la véritable amitié ; et j’en parlerai tout à l’heure, après avoir examiné d’abord une autre maxime que Scipion avait coutume de repousser avec indignation. Jamais, selon lui, on n’avait proféré un plus grand blasphème contre l’amitié, que de dire qu’il fallait aimer comme si l’on devait haïr un jour(15) ; et il ajoutait qu’on ne lui ferait jamais croire que ce mot, comme on le prétendait, fût de Bias, un des sept sages ; que c’était plutôt la maxime d’un homme corrompu ou de quelque ambitieux, qui rapportait tout à son élévation. Qui pourrait, en effet, être l’ami de celui dont il penserait qu’il pourrait un jour être l’ennemi ? Il faudrait aussi désirer que notre ami commît très souvent des fautes, pour avoir plus d’occasions de rompre avec lui ; il faudrait encore s’affliger et être jaloux de ses bonnes actions et de ses succès. Une telle maxime, quel qu’en soit l’auteur, n’est propre qu’à détruire l’amitié. Il valait mieux nous prescrire d’être circonspects dans le choix de nos amis, afin de ne pas nous exposer à aimer quelqu’un qui pourrait un jour mériter notre haine. Il y a plus : Scipion pensait que si nous avions fait un choix malheureux, la sagesse consistait plutôt à supporter un ami tel qu’il était, qu’à penser qu’il pourrait devenir notre ennemi.
XVII. Voici donc dans quelles bornes je renfermerais l’amitié. Entre deux amis, lorsqu’ils sont honnêtes, tout doit être commun sans exception[19] ; ils ne doivent avoir qu’une même intention, qu’une même volonté ; et si même, par hasard, l’un a besoin du secours de l’autre dans quelque affaire équivoque d’où dépende sa vie ou son honneur, on peut se relâcher un moment de ses principes(16), à moins que ce ne fût absolument se diffamer soi-même. L’amitié excuse jusqu’à un certain point. Il faut craindre toutefois d’exposer sa réputation ; la bienveillance publique est d’un grand secours dans la gestion des affaires. Mais elle ne doit pas être le prix d’une basse adulation : c’est la vertu qui doit être notre appui ; la bienveillance la suit toujours.
Pour revenir à Scipion, dont je vous répète tous les discours sur l’amitié, il se plaignait souvent de l’inconséquence des hommes, moins soigneux pour l’amitié que pour les autres affaires de la vie. Chacun, ajoutait-il(17), pourrait vous dire le nombre de ses brebis et de ses chèvres, mais non celui de ses amis ; chacun apporte le plus grand soin dans l’achat de ses troupeaux, et la plus grande négligence dans le choix de ses amis ; on ne s’applique nullement à reconnaître, à de certains signes, quels sont ceux qui sont capables d’une amitié sincère. Notre choix doit tomber sur les hommes solides, fermes, constants ; il y en a peu, et il n’est pas aisé de les connaître sans en avoir fait l’épreuve : or, cette épreuve ne peut se faire que dans l’amitié même. Ainsi la liaison se forme avant que d’avoir pu s’éprouver, et le choix fait, il n’y a plus d’examen. Il est donc prudent de comprimer le premier essor de notre bienveillance, comme on retient la course d’un char avant d’en avoir essayé les chevaux(18) et de ne nous livrer à l’amitié qu’après avoir éprouvé de quelque manière le caractère de nos amis. Pour découvrir leur faible, souvent le plus mince intérêt pécuniaire suffit ; une somme plus considérable en démasquera d’autres. Mais s’il en est quelques uns qui regardent comme une chose honteuse dé préférer l’argent à l’amitié, en trouvera-t-on beaucoup qui la préfèrent aux honneurs, aux magistratures, au commandement des armées, à la puissance, à l’autorité ? Quand ils verront, d’un côté, ces objets éclatants de leur ambition, de l’autre, les droits de l’amitié, croyez-vous qu’ils balancent ? La nature est trop faible pour résister aux attraits du pouvoir ; et lorsqu’il n’en coûte, pour y atteindre, que de sacrifier ses amis, on se persuade aisément que le succès porte son excuse avec soi. Aussi est-il bien difficile de trouver de vrais amis dans ceux qui se livrent aux affaires publiques, et qui courent la carrière des honneurs. Où trouver celui qui préfère l’élévation de son ami à la sienne propre ? Mais quoi ! sans parler de ces rivalités, combien peu sont capables de partager avec un ami le poids de ses malheurs ! Ennius a dit cependant avec raison :
Quand la fortune change, on voit l’ami fidèle.
Mais il n’en est pas moins vrai que les deux plus grands écueils de la constance, en amitié, sont la prospérité et l’adversité : la plupart nous méprisent lorsqu’il sont heureux, ou nous abandonnent dans nos disgrâces. Il faut donc regarder comme un homme d’une espèce rare et presque divine, l’ami solide qui ne varie point avec la fortune.
XVIII. Le fondement de cette stabilité, de cette constance que nous cherchons dans l’amitié, c’est la confiance : sans elle rien de stable en amitié. Choisissez donc un ami simple, communicatif, qui pense et qui sente comme vous ; tout cela tient à la fidélité. Un esprit tortueux, et qui prend toutes les formes, ne peut être fidèle ; et celui qui n’est pas touché des mêmes choses que vous, qui n’a pas naturellement la même façon de penser que vous, ne saurait être un ami sûr et constant. Il faut ajouter encore que notre ami ne doit, ni se plaire à nous prêter des torts, ni croire à ceux qu’on nous prête : toutes ces choses tiennent beaucoup à cette constance sur laquelle j’insiste. Il est donc vrai, comme je l’ai dit en commençant, que l’amitié ne peut exister qu’entre honnêtes gens ; car il est dans le caractère de l’honnête homme, qu’on peut aussi appeler sage, d’observer ces deux règles en amitié : la première, de n’avoir rien de faux, rien de simulé ; il est plus généreux de haïr à découvert que de masquer ses sentiments ; la seconde, de détruire les inculpations faites à son ami, sans être soi-même soupçonneux et toujours prêt à le croire coupable(19). Pour achever le portrait, joignez à tout cela une certaine aménité dans les discours et dans les mœurs, qui est le plus doux assaisonnement de l’amitié. La tristesse doit en être bannie, ainsi qu’une continuelle sévérité : c’est là sans doute le propre d’un caractère grave, mais l’amitié doit être facile, indulgente, et toujours plus portée à la douceur et aux prévenances.
XIX On fait ici une question assez captieuse : on demande si nous devons préférer à nos anciens amis les nouveaux, quand ils sont dignes de notre amitié, ainsi que nous avons coutume de préférer les jeunes chevaux aux vieux. Le doute sur une telle question serait indigne d’un homme. L’amitié ne doit pas être, ainsi que beaucoup d’autres choses,