Le Chevalier des Touches. Barbey d'Aurevilly Jules

Le Chevalier des Touches - Barbey d'Aurevilly Jules


Скачать книгу
mais vigoureux et râblé comme un vieux loup, dont il avait le poil, si l'on en jugeait par la brosse hérissée, courte et fauve de sa perruque. Son visage accentué s'arrêtait dans un profil ferme: un vrai visage de Normand, rusé et hardi. Jeune, il n'avait été ni beau ni laid. Comme on dit assez drôlement en Normandie pour désigner un homme qu'on ne remarque ni pour ses défauts naturels, ni pour ses avantages: «Il allait à la messe avec les autres.» Il exprimait bien le modèle sans alliage de ces anciens hobereaux que rien ne pouvait ni apprivoiser ni décrasser, et qui, sans la Révolution, laquelle roula cette race de granit d'un bout de l'Europe à l'autre bout sans la polir, seraient restés dans les fondrières de leur province, ne pensant même pas à aller au moins une fois à Versailles, et, après être montés dans les voitures du roi, à reprendre le coche et à revenir. Chasseur comme tous les gentilshommes terriens, chasseur enragé, quel que fût le poil de la bête ou la plume, il avait fallu cette fin du monde de la Révolution pour arracher Hylas de Fierdrap à ses bois et à ses marais. Gentilhomme avant tout, dès que les premières quenouilles eurent circulé dans le pays, il offrit à l'armée de Condé un volontaire qui savait porter gaillardement, pendant trente lieues de route, un fusil à deux coups sur la carrure de son épaule, et qui, des balles de son double canon, eût aussi bien coupé le bec à une bécassine qu'abattu un sanglier, en le frappant entre les deux yeux. Lorsque l'armée de Condé avait été licenciée et qu'il n'y eut plus rien dans la poire à poudre de ce dernier des Chasseurs du Roi, le baron de Fierdrap était passé en Angleterre, cette terre de l'excentricité, et c'est là qu'il avait contracté, disait-on, ces manières d'être qui le firent regarder, sur ses vieux jours, comme un original, par ceux qui l'avaient connu ressemblant à tout le monde dans sa jeunesse.

      Le fait est que, comme le chat du bonhomme Misère, autre dicton normand, il ne ressemblait plus à personne. Ayant perdu tout, ou à peu près, de sa fortune patrimoniale, il vivait comme il pouvait de quelques bribes, et de la maigre pension qu'octroya la Restauration aux pauvres chevaliers de Saint-Louis qui avaient suivi héroïquement la maison de Bourbon à l'étranger et partagé sa triste fortune. Il avait moins souffert que bien d'autres de cette vie dénuée. Ses besoins n'étaient pas nombreux. Il avait une santé de fer, que l'exercice et le grand air avaient rendue d'une solidité qui paraissait indestructible. Il habitait une petite maison, aux écarts du bourg voisin de Saint-Sauveur-le-Vicomte, sans domestique qu'une vieille femme qui allait parfois balayer son logis, et on ne dira pas: «faire son lit», car il n'en avait pas, et il couchait dans un hamac qu'il avait rapporté d'Angleterre. Sobre comme un anachorète et presque ichthyophage, il se nourrissait de sa pêche, étant devenu, sur le tard de ses jours, un pêcheur aussi infatigable qu'il avait été un indomptable chasseur dans la première moitié de sa vie. Toutes les rivières du pays le connaissaient et le voyaient incessamment sur leurs bords, à dix lieues à la ronde, un paquet de longues lignes sur son épaule et à la main un vase de fer-blanc, d'une forme allongée comme la boîte au lait des laitières, et dans lequel il mettait, sous une couche de terreau, les vers de jardin qu'il accrochait à ses hameçons. Il pêchait aussi à la mouche, cette chasse écossaise, cette chasse en marchant, dont il avait pris l'habitude en Écosse, et qui émerveillait les paysans du Cotentin, à qui cette pêche était, avant lui, inconnue, quand ils le voyaient courir sur la rive, en remontant ou en descendant les rivières, et figurer le vol de la mouche en maintenant toujours son hameçon à quelques pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de main et de pied qui tenait vraiment du prodige.

      Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu'il se trouvait à Valognes et que ses pêches errantes ne l'entraînaient pas, il allait passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait sa boîte à thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces pauvres primitives, à qui l'émigration n'avait pas donné de ces goûts étonnants comme «l'amour de ces petites feuilles roulées dans de l'eau chaude», qui ne valaient pas, disaient-elles d'une bouche pleine de sagesse, «la liqueur verte de la Chartreuse contre les indigestions». Infatigables dans leur étonnement, elles retrouvaient à point nommé l'attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant, chaque soir, de leurs deux yeux faïencés, grands ouverts comme des œils-de-bœuf, cet original de Fierdrap procédant à son infusion accoutumée, comme s'il s'était livré à quelque effrayante alchimie! L'abbé, cet abbé qui venait d'entrer comme un événement, et dont ces dames épiaient la parole, trop lente à tomber de ses lèvres, comme s'il eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, l'abbé seul osait toucher au breuvage hérétique du baron de Fierdrap. Lui, aussi, comme l'avait dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, était allé en Angleterre. Pour ces sédentaires de petite ville, pour ces culs-de-jatte de la destinée, c'eût été comme d'aller à la Mecque, si de la Mecque elles avaient jamais entendu parler!.. ce qui était plus que douteux. L'abbé, du reste, n'avait pour personne l'originalité caricaturesque de M. de Fierdrap, lequel était un personnage digne du pinceau d'Hogarth, par le physique et par le costume. Le grand air, qui, comme on l'a dit, avait rendu le baron de Fierdrap invulnérable jusque dans le fin fond de sa charpente et de sa moelle, avait seulement teinté le marbre, qu'il avait durci, et, pour toute victoire et trace de son passage sur ce quartz impénétrable de chair et de peau qui n'avait jamais eu ni un rhume, ni un rhumatisme, avait laissé, comme une moquerie et une revanche pleine de gaieté, trois superbes engelures qui s'épanouissaient du nez aux deux joues du baron, comme le trèfle d'une belle giroflée en fleurs! Était-ce averti par cette chiquenaude taquine du grand air, qu'il bravait tous les jours, soit dans les brouillards de la Douve, soit sous les ponts de Carentan et partout où il y avait des dards et des tanches à récolter, que M. de Fierdrap portait sept habits, les uns sur les autres, et qu'il appelait ses sept coquilles? Personne n'était tenté de justifier ce nombre sacramentel et mystérieux… Mais toujours est-il que, même dans le salon de mesdemoiselles de Touffedelys, il gardait son spencer de reps gris doublé de peaux de taupe par-dessus son habit couleur de tabac d'Espagne, à la boutonnière duquel pendait, sous sa croix de Saint-Louis, un petit manchon de velours noir sans fourrure, dans lequel il aimait, en parlant, à plonger les mains, qu'il avait gourdes comme Michel Montaigne.

      L'ami et le compagnon d'émigration du baron de Fierdrap, et que celui-ci regardait alors comme Morellet aurait regardé Voltaire, s'il l'eût tenu chez le baron d'Holbach dans une petite soirée intime, cet abbé, qui complétait les trois siècles et demi rassemblés dans ce coin, était bien un homme de la même race que le baron, mais il était bien évident qu'il le dominait, comme M. de Fierdrap dominait ces demoiselles de Touffedelys et la sœur de l'abbé elle-même. De ce cercle, l'abbé était l'aigle, et d'ailleurs, dans tous les mondes, il en eût été un, quand même le cercle, au lieu de ce vieux héron de Fierdrap, de ces oies candides de Touffedelys et de cette espèce de cacatoës huppé qui travaillait à sa tapisserie, aurait été composé, en fait de femmes charmantes et d'hommes rares, de flamants roses et d'oiseaux de paradis. L'abbé était une de ces belles inutilités comme Dieu, qui joue le Roi s'amuse dans des proportions infinies, se plaît à en créer pour lui seul. C'était un de ces hommes qui passent, semant le rire, l'ironie, la pensée, dans une société qu'ils sont faits pour subjuguer, et qui croit les avoir compris et leur avoir payé leurs gages, en disant d'eux: «L'abbé un tel, monsieur un tel, vous en souvenez-vous? était un homme d'un diable d'esprit.» A côté de ceux dont on parle ainsi, cependant, il y a des illustrations et des gloires achetées avec la moitié de leurs facultés! Mais eux, l'oubli doit les dévorer, et l'obscurité de leur mort parachève l'obscurité de leur vie, si Dieu (toujours le Roi s'amuse!) ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, une tête aux cheveux bouclés sur laquelle ils posent un instant la main, et qui, devenu plus tard Goldsmith ou Fielding, se souviendra d'eux dans quelque roman de génie et paraîtra créer ce qu'elle aura simplement copié, en se ressouvenant!

      Cet abbé, qu'on ne nommerait pas si, à cette heure, sa famille, dont il était le dernier rejeton, n'était éteinte, du moins en France1, portait le nom de ces Percy Normands dont la branche cadette a donné à l'Angleterre ses Northumberland et cet Hotspur, auquel il venait de faire allusion, l'Ajax des chroniques de Shakespeare. Quoiqu'il n'eût rien dans sa personne qui rappelât son héroïque et romanesque parentage, quoiqu'on sentît surtout en lui les amollissantes influences et les égoïstes raffinements


Скачать книгу

<p>1</p>

L'auteur s'était trompé. Le dernier descendant mâle de ces nobles Percy vit encore dans le département du Nord. (Note de l'auteur.)