Le Chevalier des Touches. Barbey d'Aurevilly Jules

Le Chevalier des Touches - Barbey d'Aurevilly Jules


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sa sœur, laide comme le péché quand il est scandaleux, était laid, lui, comme le péché quand il est plaisant. Le croira-t-on? cet abbé recouvrait le plus drôle d'esprit de manières presque majestueuses. C'était là le signe par lequel il étonnait et charmait toujours. La gaieté qui a de la grâce a rarement de la dignité et elle semble l'exclure. Mais chez l'abbé de Percy, cette gaieté à la Beaumarchais, cette gaieté d'oncle à la commendataire d'Almaviva qui aurait battu ce polisson de Figaro dans l'intrigue et dans la repartie, cette verve inouïe, partant d'un fond de grand seigneur, qui ne cessait pas un seul instant de rayonner dans sa personne, causait un plaisir d'autant plus vif par le contraste et faisait de lui une de ces raretés qu'on ne rencontre pas deux fois. Hélas! au point de vue des ambitions positives de la vie, cet esprit ravissant ne lui avait servi à rien. Au contraire, il lui avait nui, comme son blason.

      Victime de la Révolution autant que son ami M. de Fierdrap; victime d'une thèse grecque en Sorbonne, qu'il avait mieux soutenue que son autre ami, M. d'Hermopolis, lequel s'en était souvenu quand il avait été ministre (les haines de clerc à clerc sont les bonnes); victime enfin de son esprit trop animé et trop charmant pour être assez sacerdotal, l'abbé de Percy avait manqué sa fortune ecclésiastique et toutes ses fortunes, et n'avait pu, malgré le crédit de son cousin, le duc de Northumberland, qui représentait l'Angleterre au sacre du roi Charles X, parvenir à autre chose, pour les jours de sa vieillesse, qu'à un simple canonicat de Saint-Denis de second degré, avec dispense de résider au Chapitre. Au déclin de l'âge, la Normandie lui était repassée dans le souvenir, parée du charme des jours évanouis, et lui, qui s'était mêlé aux plus hautes sociétés de France et d'Angleterre et qui avait joué sa partie d'homme d'esprit avec les plus grands et les plus brillants esprits qui eussent jouté en Europe depuis quarante ans, il était revenu vivre parmi les bonnes judiciaires du Cotentin, claquemuré dans une petite maison ornée avec goût et qu'il appelait son hermitage. Il n'en sortait que pour aller passer des huitaines chez tous les châtelains des alentours.

      C'était un grand dîneur. Mais sa naissance, son formidable esprit, ses manières, excluaient toute idée de parasitisme dans ce modeste piéton qu'on rencontrait, comme le baron de Fierdrap, non pas au bord de toutes les rivières, mais sur toutes les routes, allant faire quelque pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine des châteaux les plus renommés par leur hospitalité et par leur bonne chère.

      Ces dîners, qu'il avait toujours aimés, avaient foncé la teinte d'écrevisse cuite de son visage, et justifiaient ce qu'il disait de cette éclatante couleur rouge, allumée par le Porto de l'émigration et le Bourgogne de la patrie retrouvée: «Il est probable que voilà la seule pourpre que j'aurai jamais à porter!»

      Le front, le nez, qu'il avait busqué et immense, un nez de grande maison, les joues, le menton, tout était de cette magnifique teinte cardinalice, qui ne contrastait dans ce visage, fiévreusement taillé à l'ébauchoir, mais saisissant d'expression, qu'avec le bleu des yeux, un bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré; un bleu qu'on n'avait vu étinceler nulle part, sous les sourcils de personne, et auquel un peintre de génie, qui ne l'aurait pas vu, croirait seul.

      Les yeux de l'abbé de Percy n'étaient pas des yeux: c'étaient deux petits trous ronds, sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de ce bleu, impatientant à regarder (tant il était vif!), était si disproportionnée et si large, que ce n'était pas l'orbe de la prunelle qui tournait sur le blanc de l'œil, mais la lumière qui faisait une perpétuelle et rapide rotation sur les facettes de saphir de ces yeux de lynx… Les verra-t-on d'ici, ces yeux-là?.. Mais quand on les avait vus en réalité, on ne pouvait plus les oublier. Ce soir-là, ils pétillaient, semblait-il, encore plus qu'à l'ordinaire en regardant les curieuses que l'abbé, toujours debout, affolait par l'affectation de son silence. Au lieu de répondre aux questions haletantes de mesdemoiselles de Touffedelys, il passait, selon son usage, sa langue de gourmet sur ses lèvres épaisses et juteuses, comme s'il y avait cherché des saveurs perdues. Il venait de dîner en ville et il avait sa tenue solennelle et officielle de tous les soirs. Il portait un habit noir carré, une cravate blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte. Ses longs cheveux, fins et blancs comme le duvet d'un cygne, roulés et gonflés avec une coquetterie qui rappelait celle de Talleyrand, – de Talleyrand que, par parenthèse, il abhorrait moins pour toutes ses autres apostasies que pour avoir signé la Constitution civile du clergé, – ses cheveux poudrés et floconneux tombaient richement sur le col de son habit noir, et poudraient, à leur tour, de leur iris parfumé, le large ruban violet, liséré de blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix émaillée de Chanoine Royal. Campé solidement sur ses jambes en bas de soie, assez bien tournées, mais de deux galbes différents, et dont il appelait l'une Apollon et l'autre Hercule, avec une fidélité à la mythologie qui avait été l'une des religions de sa jeunesse, il aspirait longuement sa prise de tabac.

      «Eh bien, l'abbé, as-tu juré de faire damner ces dames? – lui dit le baron, qui s'attendait à une plaisanterie. – Et nous diras-tu enfin quel revenant tu as vu, en passant tout à l'heure sur la place?

      – Ris tant que tu voudras, Fierdrap, – reprit l'abbé imperturbable, – mais ceci est sérieux! Le revenant que j'ai vu était de chair et d'os… comme toi et moi, mais il n'en était que plus épouvantable… C'était… le chevalier Des Touches!..

      II

      HÉLÈNE ET PARIS

      – Le chevalier Des Touches! – s'écrièrent les deux demoiselles de Touffedelys, avec un accord si parfait d'intonation qu'on aurait dit qu'elles n'avaient qu'une voix à elles deux.

      – Le chevalier Des Touches! – fit M. de Fierdrap à son tour, en décroisant ses jambes comme un homme surpris. – Ma foi! si tu l'as vu, l'abbé, c'est un revenant vrai, celui-là! et qui n'a rien de commun avec nous, qui ne sommes que des émigrés revenus…

      – Sans revenus! – interrompit gaiement l'abbé, jouant sur le mot.

      – Seulement, tu vas me forcer – continua le baron, – à partager les idées de mademoiselle Sainte sur les fantômes; car ce Des Touches, le chevalier Des Touches de Langotière, qu'à Londres, après son enlèvement par les Douze, nous appelions en plaisantant la Belle Hélène, est mort parfaitement, quelques années plus tard, des suites d'un coup d'épée dans le foie, à Édimbourg.

      – Je le croyais comme toi, Fierdrap; mais il faut décompter, – répondit l'abbé de Percy, qui regardait circulairement ces trois dames, figées par ce nom de Des Touches, l'un des héros de leur jeunesse. – Oui! je croyais qu'il était mort… Eh! qui ne l'aurait cru, depuis tant d'années que le silence avait succédé au bruit de son enlèvement et de son duel? Mais, que veux-tu? je n'ai pas la berlue, et je viens de le voir sur la place des Capucins, et même de l'entendre; car il m'a parlé!

      – Pourquoi donc, en ce cas, ne l'as-tu pas amené avec toi, l'abbé? – dit en riant l'incorrigible baron de Fierdrap, qui s'obstinait à penser que son ami Percy jouait la comédie pour épouvanter mademoiselle Sainte. – Nous lui aurions offert une tasse de thé comme à un ancien compagnon d'infortune, et nous nous serions régalés de son histoire, qui doit être curieuse, si c'est l'histoire d'un ressuscité?

      – Curieuse et triste, à en juger par ce que j'ai vu, – dit l'abbé, qui ne se laissait pas entamer par le ton narquois de son ami le baron, – mais en attendant qu'il te la raconte lui-même, fais-moi donc, mon cher, le plaisir d'écouter la mienne!»

      Mesdemoiselles de Touffedelys étaient plus que jamais suspendues aux lèvres de l'abbé, et mademoiselle de Percy avait laissé tomber sa tapisserie sur ses genoux et continuait de fixer son frère avec une attention concentrée.

      «J'ai dîné aujourd'hui – dit l'abbé, toujours debout, – chez notre vieil ami de Vaucelles avec Sortôville et le chevalier du Rifus, lesquels, après le dîner, se sont campés, selon leur usage des vendredis, à leur whist de fondation, et même ont voulu me garder, moitié pour épargner à du Rifus l'ennui de faire le mort, qu'il fait très mal avec ses distractions perpétuelles, et moitié pour moi, à cause de la pluie. Mais comme mon bougran ne craint pas plus l'eau que les


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