Le Chevalier des Touches. Barbey d'Aurevilly Jules

Le Chevalier des Touches - Barbey d'Aurevilly Jules


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Mais, au sortir de la rue Siquet et quand j'ai tourné le coin de la place, ramassé sous mon parapluie pour éviter le vent qui me fouettait l'averse au nez, j'ai tout à coup senti une main qui m'a saisi le bras avec violence, et je t'assure, Fierdrap, que cette main-là avait quelque chose de très corporel, et j'ai vu, à deux pouces de ma figure et dans le rayon de ma lanterne, car presque tous les réverbères de la place étaient éteints, un visage… est-ce croyable? sur mon âme, plus laid que le mien! un visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et hagards, lequel m'a crié d'une voix rauque et amère: «Je suis le chevalier Des Touches; n'est-ce pas, que ce sont des ingrats?»

      – Mère de douleur! – s'écria mademoiselle Sainte, devenue blême. – Êtes-vous bien sûr qu'il était vivant?..

      – Sûr, – répondit l'abbé, – comme je suis sûr que vous vivez, mademoiselle! Voyez plutôt! – ajouta-t-il, en relevant la manche de son habit, – j'ai encore au poignet la marque de cette main frénétique et brûlante, qui m'a lâché après m'avoir étreint! Oui! c'était notre belle Hélène, Fierdrap! mais dans quel état de changement, de vieillesse, de démence! C'était le chevalier Des Touches, comme il le disait! Je l'ai bien reconnu à travers les haillons du temps et de la misère! J'allais lui parler, l'interroger… quand, d'un souffle, il a éteint la lanterne à la lueur de laquelle je le regardais, saisi d'un étonnement douloureux, et il a comme fondu dans la pluie, la rafale et l'obscurité.

      – Et alors?.. – dit M. de Fierdrap, devenu pensif.

      – Mais cela était tout! – fit l'abbé; et il s'assit dans le fauteuil qui lui tendait les bras. – Je n'ai plus rien vu, rien entendu, et je m'en suis venu jusqu'ici dans une espèce d'horreur de cette apparition étrange. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé rien de pareil depuis le jour où, en Sorbonne, je fis la gageure d'aller tranquillement planter un clou, à minuit, sur la tombe d'un de nos confrères, enterré de la veille, et qu'en me relevant de cette tombe, où je m'étais agenouillé pour mieux enfoncer mon clou, je me sentis pris par ma soutane…

      – Jésus! – firent les deux Touffedelys, par le même procédé de voix et d'émotion jumelles.

      – C'était toi qui l'avais clouée! – dit le baron de Fierdrap. – Je connais l'histoire! Si ton revenant de ce soir ressemble à l'autre…

      – Fierdrap, tu plaisantes trop maintenant! – dit le majestueux chanoine, avec un ton qui rendit toute autre plaisanterie impossible.

      – Ah! si tu le prends ainsi, l'abbé, je deviens sérieux comme un chat qui boit du vinaigre… et du vinaigre versé par toi! Mais, voyons! raisonnons, tâchons de voir clair, malgré ta lanterne soufflée… Pourquoi Des Touches serait-il à Valognes, par cette nuit, sous cette apparence misérable?..

      – Il doit être fou… – dit froidement M. de Percy, parlant sa pensée comme s'il avait été seul. – Il est certain qu'il m'a produit l'effet d'un insensé, échappé de quelque hôpital… Il était affreux!

      – Ils ont une manière – dit profondément M. de Fierdrap – de récompenser les services, qui pourrait bien faire devenir fous leurs serviteurs.

      – Oui, – dit l'abbé, suivant la pensée de son ami. – Nous sommes entre nous, et nous les aimons assez pour pouvoir nous en plaindre. Ils ressemblent aux Stuarts, et ils finiront comme eux! Ils en ont la légèreté de cœur et l'ingratitude. Quand le malheureux que je viens de voir m'a parlé d'ingrats, il n'avait pas besoin de les nommer. Je l'avais reconnu et je le comprenais!»

      Ici, il y eut un moment de silence. Ces demoiselles de Touffedelys ne soufflaient mot d'émotion et de stupéfaction, ou peut-être d'absence de pensée. Mais le royalisme de mademoiselle de Percy, qui avait, disait-elle, la religion de la royauté, jeta un cri, qui fut comme une protestation contre les dures paroles de l'abbé:

      «Ah! mon frère! – dit-elle, avec un accent de reproche.

      – Royaliste quand même! héroïne quand même! C'est bien vous ma sœur! – dit l'abbé, en tournant sa tête blanche vers elle. – Vous portez donc toujours vos caleçons de velours rayé et vos grosses bottes de gendarme, et vous montez toujours à califourchon votre pouliche pour la maison de Bourbon?..»

      Mademoiselle de Percy avait été une des amazones de la Chouannerie. Elle avait plus d'une fois, sous des vêtements d'homme, servi d'officier d'ordonnance ou de courrier aux différents chefs qui avaient insurgé le Maine et voulu armer le Cotentin. Espèce de chevalier d'Éon, mais qui n'avait rien d'apocryphe, elle avait, disait-on, fait le coup de feu du buisson avec une intrépidité qui eût été l'honneur d'un homme. Bien loin que sa beauté ou la délicatesse de ses formes pût jamais révéler son sexe, sa laideur avait pu même quelquefois effrayer l'ennemi.

      «Je ne suis plus qu'une vieille fille inutile maintenant, – dit-elle en répondant avec une mélancolie qui n'était pas sans grâce à la plaisanterie de son frère, – et je n'ai pas même un pauvre petit bout de neveu dans les Pages à qui je puisse léguer la carabine de sa tante; mais je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à nos maîtres et ne pouvant rien entendre contre eux!

      – Tu vaux mieux qu'eux et que nous, Percy!» dit l'abbé, qui admirait ce dévouement, mais qui ne le partageait plus. Il appelait toujours sa sœur par son nom de Percy, comme si elle avait été un homme, et il y avait dans cette habitude de langage un hommage de respect que méritait cette vieille lionne de sœur!

      L'éloge de l'abbé fut comme un boute-selle pour l'amazone de la Chouannerie… L'agitation n'était jamais bien loin, d'ailleurs, de cette nature sanguine, perpétuellement ivre d'activité sans but, depuis que les guerres étaient finies. Elle repoussa impétueusement sur le guéridon qui supportait la lampe, le canevas de cette tapisserie dans laquelle elle clouait les impatiences de son âme, depuis qu'elle ne clouait plus les hérons et les butors, tués par elle à la chasse, sur la grande porte des manoirs; et, se levant bruyamment de sa bergère, elle se mit à marcher dans le salon, malgré ses gouttes, l'œil enflammé et les mains derrière le dos, comme un homme:

      «Le chevalier Des Touches à Valognes! – dit-elle, comme se parlant à elle-même bien plus qu'à ceux qui étaient là. – Et, par la mort-Dieu? pourquoi pas? – ajouta-t-elle; car elle avait rapporté des vieilles guerres au clair de lune des jurons et des mots énergiques qu'elle ne disait pas d'ordinaire, mais qui revenaient à ses lèvres, quand quelque passion la reprenait, comme des oiseaux sauvages et effrontés reviennent à quelque ancien perchoir abandonné depuis longtemps. – Après tout, ce n'est pas impossible! Un homme, qui a fait la guerre des Chouans et qui n'y est pas resté, a la vie dure. Au lieu de débarquer à Granville, il aura pris terre à Portbail ou au havre de Carteret, et il aura passé par Valognes pour retourner dans son pays; car il est, je crois, du côté d'Avranches. Mais, mon frère, – continua-t-elle, en s'arrêtant devant lui comme si elle avait été encore dans ces grosses bottes dont il venait de lui parler, et qu'elle eût eu sur la tête, au lieu de son baril de soie orange et violet, le tricorne qu'elle avait porté dans sa jeunesse sur ses cheveux en catogan; – mais, mon frère, si vous êtes sûr que ce fût lui, le chevalier Des Touches, pourquoi l'avoir laissé vous quitter si vite et ne l'avoir pas contraint, du moins, à vous parler?

      – Suivi! parlé! – répondit gaiement l'abbé au ton sérieux et passionné de mademoiselle de Percy. – Mais on ne suit pas un coup de vent quand il passe, et on ne parle pas à un homme qui, comme un farfadet, pst! pst! est déjà bien loin quand on commence à le reconnaître, et tout cela par le temps qu'il fait, mademoiselle ma sœur!

      – Oh! vous avez toujours été un peu damoiseau, l'abbé! – reprit ce singulier gendarme en cottes bouffantes, qui n'avait, lui, jamais été une demoiselle. – Moi, j'aurais suivi le chevalier! Pauvre chevalier! – continua-t-elle en marchant toujours, – il ne se doute guère que vous autres, les Touffedelys, vous n'avez plus votre château de Touffedelys, notre ancien quartier général, et que vous êtes devenues des dames de Valognes, chez qui un de ses sauveurs est maintenant réduit à venir faire de la tapisserie tous les


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