Alfred de Musset. Arvede Barine

Alfred de Musset -   Arvede Barine


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et il refusait énergiquement de se préparer à l'École polytechnique. Une longue lettre à son ami Paul Foucher, écrite le 23 septembre suivant du château de son oncle le marquis, nous ouvre pour la première fois une échappée sur le travail intérieur qui s'accomplissait au dedans de lui. On voudra bien se souvenir, en lisant les fragments qui vont suivre, que Musset était alors à l'âge ingrat où les idées sont aussi dégingandées que le corps. Il était le premier à dire, plus tard, qu'il avait été «aussi bête qu'un autre».

      Il vient d'apprendre la mort rapide de sa grand'mère, Mme Guyot-Desherbiers. Ses vacances sont assombries et désorganisées. «Mon frère, dit-il, est reparti pour Paris. Je suis resté seul dans ce château, où je ne puis parler à personne qu'à mon oncle, qui, il est vrai, a mille bontés pour moi; mais les idées d'une tête à cheveux blancs ne sont pas celles d'une tête blonde. C'est un homme excessivement instruit; quand je lui parle des drames qui me plaisent ou des vers qui m'ont frappé, il me répond: «Est-ce que tu n'aimes pas mieux lire tout cela dans quelque bon historien? Cela est toujours plus vrai et plus exact».

      «Toi qui as lu l'Hamlet de Shakespeare, tu sais quel effet produit sur lui le savant et érudit Polonius! – Et pourtant cet homme-là est bon; il est vertueux, il est aimé de tout le monde; il n'est pas de ces gens pour qui le ruisseau n'est que de l'eau qui coule, la forêt que du bois de telle ou telle espèce, et des cents de fagots. Que le ciel les bénisse! ils sont peut-être plus heureux que toi et moi.»

      On sent que Musset est en proie au malaise qui s'empare souvent des très jeunes gens lorsqu'ils s'aperçoivent, au moment de commencer à penser par eux-mêmes, qu'ils sont devenus étrangers au cercle d'idées dans lequel ils ont été élevés. Cette découverte les trouble comme un manque de piété filiale, en attendant qu'elle flatte leur orgueil. En 1827, le romantisme fermentait dans les veines de la jeunesse. Elle savait par cœur les Méditations et les Odes et Ballades. Elle se passionnait pour Shakespeare et Byron, Gœthe et Schiller. La préface de Cromwell allait paraître, et les adversaires de la nouvelle école poétique se préparaient à la résistance; on voyait déjà se former les deux camps qui devaient en venir aux mains à la première d'Hernani. Alfred de Musset était jeune entre les jeunes, et l'on conçoit son indignation quand le vieux marquis lui faisait observer, avec raison du reste, que Plutarque mérite plus de confiance que Shakespeare, et qu'il n'est pas bien sûr que Moïse ait eu toutes les pensées que lui prête Alfred de Vigny.

      Il passait ensuite, dans sa lettre, à lui-même et à son avenir: «Je m'ennuie et je suis triste, je ne te crois pas plus gai que moi, mais je n'ai pas même le courage de travailler. Eh! que ferais-je? Retournerai-je quelque position bien vieille? Ferai-je de l'originalité en dépit de moi et de mes vers? Depuis que je lis les journaux (ce qui est ici ma seule récréation) je ne sais pas pourquoi tout cela me paraît d'un misérable achevé! Je ne sais pas si c'est l'ergoterie des commentateurs, la stupide manie des arrangeurs qui me dégoûte, mais je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller. Je ne fais donc rien, et je sens que le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme qui a les passions vives, c'est de n'en avoir point. Je ne suis point amoureux, je ne fais rien, rien ne me rattache ici…»

      «Je donnerais vingt-cinq francs pour avoir une pièce de Shakespeare ici en anglais. Ces journaux sont si insipides, – ces critiques sont si plats! Faites des systèmes, mes amis, établissez des règles; vous ne travaillez que sur les froids monuments du passé. Qu'un homme de génie se présente, et il renversera vos échafaudages; il se rira de vos poétiques. – Je me sens, par moments, une envie de prendre la plume et de salir une ou deux feuilles de papier; mais la première difficulté me rebute, et un souverain dégoût me fait étendre les bras et fermer les yeux. Comment me laisse-t-on ici si longtemps! J'ai besoin de voir une femme; j'ai besoin d'un joli pied et d'une taille fine; j'ai besoin d'aimer. – J'aimerais ma cousine, qui est vieille et laide, si elle n'était pas pédante et économe.» Suivent deux grandes pages de doléances sur son ennui et sur les études de droit auxquelles le destine sa famille: «Non, mon ami, s'écrie-t-il en terminant, je ne peux pas le croire; j'ai cet orgueil: ni toi ni moi ne sommes destinés à ne faire que des avocats estimables ou des avoués intelligents. J'ai au fond de l'âme un instinct qui me crie le contraire. Je crois encore au bonheur, quoique je sois bien malheureux dans ce moment-ci.»

      On aura remarqué dans ces effusions de collégien qu'il est travaillé du besoin d'écrire; le papier blanc l'attire et l'effraie, ce qui va très bien ensemble. C'est l'éclosion de la vocation, surprise à ses débuts mêmes, car Alfred de Musset n'a pas été de ces petits prodiges à la façon de Gœthe et de Victor Hugo, qui réclamaient leur nourrice en vers. A dix-sept ans, son bagage poétique était tout à fait insignifiant.

      Quant à l'ennui douloureux qui le ronge, à son découragement en face de l'avenir, alors que tout s'ouvre devant lui, il n'y a rien, là dedans, qui lui soit particulier. C'est l'état d'esprit signalé bien des fois, par les écrivains les plus divers, chez la génération qui arrivait à l'âge d'homme sous la Restauration, et que Stendhal, Musset lui-même, ont attribué, à tort ou à raison, à l'ébranlement causé par la chute du premier empire. On connaît leur thèse. Le vide laissé par un Napoléon est impossible à combler. Au lendemain des efforts violents que l'empereur avait exigés de la France, la jeunesse de la Restauration se sentit désœuvrée. Comparant ce qui se passait autour d'elle à la chevauchée impériale à travers les capitales, elle trouva le présent pâle et mesquin, et ne sut que faire d'elle-même. Stendhal est revenu avec insistance sur ces idées. Musset leur a consacré l'un des chapitres de la Confession d'un Enfant du siècle: «Un sentiment de malaise inexprimable commença… à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à l'ennui, les jeunes gens… se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable.»

      On peut discuter les origines de cette misère morale; on ne peut en nier les ravages. Le mal fut tenace. M. Maxime Du Camp, plus jeune que Musset d'une douzaine d'années, a écrit dans ses Souvenirs littéraires: «La génération artiste et littéraire qui m'a précédé, celle à laquelle j'ai appartenu, ont eu une jeunesse d'une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l'être ou à l'époque.» Les jeunes gens étaient hantés par l'idée du suicide. «Ce n'était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire; c'était une sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée et faisait entrevoir la mort comme une délivrance.»

      Le collégien «bien malheureux» de la lettre à Paul Foucher allait donc entrer dans le monde l'âme empoisonnée de germes de dégoût. Un autre mal, qu'il partageait aussi avec beaucoup de contemporains, empêchait la plaie de se fermer: «J'ai eu, écrivait-il longtemps après, ou cru avoir cette vilaine maladie du doute, qui n'est, au fond, qu'un enfantillage, quand ce n'est pas un parti pris et une parade.» (A la duchesse de Castries,1840.) Il ne s'agit pas seulement ici de tiédeur religieuse, mais de cette espèce d'anémie morale qui fait qu'on n'a plus foi à rien. Musset attribuait le fléau à l'influence des idées anglaises et allemandes, représentées par Byron et Gœthe. Quoi qu'il en soit, le mal existait, et il contribuait à la «défaillance générale» dont parle M. Maxime Du Camp. Musset en avait été atteint à l'âge où il est le plus important de croire à n'importe quoi.

      CHAPITRE II

      MUSSET AU CÉNACLE ROMANTIQUE

      Les deux années qui suivirent sa sortie du collège furent décisives pour son développement. Il avait l'air de ne rien faire: «Sous le prétexte de faire son droit, dit-il de lui-même dans les Deux Maîtresses, il passait son temps à se promener aux Tuileries et au boulevard.» Il laissa bientôt le droit pour la médecine, mais la salle de dissection lui fit horreur; il s'enfuit, ne put dîner, rêva de cadavres et renonça solennellement à avoir une profession. «L'homme, déclara-t-il à sa famille, est déjà trop peu de chose sur ce grain de sable où nous vivons; bien décidément, je ne me résignerai jamais à être une espèce d'homme particulière.»

      Malgré les apparences, il était fort loin de perdre son temps. Paul Foucher l'avait amené tout enfant


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