La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1. Alcide de Beauchesne

La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1 - Alcide de Beauchesne


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d'être franchies par le génie de l'homme. Les systèmes les plus extravagants et les chimères les plus insensées trouvaient des prôneurs.

      La Gazette de France annonçait tous les deux mois comme une nouvelle importante l'apparition d'un nouveau volume de l'Encyclopédie; tous les jours elle enregistrait la collation faite par le Roi d'abbayes et de prébendes à des ecclésiastiques moins nourris de leur bréviaire et de l'histoire de l'Église que de l'étude des romans de Voltaire ou de Restif de la Bretonne. La plupart de ces bénéfices étant à la nomination et présentation des princes et seigneurs, l'autorité royale se bornait à les sanctionner aveuglément comme autant de faveurs accordées au népotisme ou arrachées par l'importunité. Et pourtant le sentiment public attribuait forcément au Roi lui-même toute la responsabilité des désordres enfantés par ces abus. Le mal que faisait une partie du haut clergé au sommet de l'édifice social par sa corruption, une partie du bas clergé le continuait dans les degrés inférieurs par son ignorance. Le prêtre du dix-huitième siècle était ainsi, aux deux extrêmes degrés de l'échelle, bien loin de ressembler au prêtre tel que le neuvième siècle en concevait l'idéal.

      «Le docteur ecclésiastique, déclarait le concile d'Aix-la-Chapelle en 836, doit briller par la science comme par la piété de la vie, car la science sans la piété le rend arrogant, la piété sans la science le rend inutile.»

      En convenant que le défaut de piété est plus criminel, nous ferons remarquer que le défaut de science est plus irréparable: un mouvement de la grâce peut changer les mœurs d'un mauvais prêtre et le ramener à Dieu; mais pour acquérir la science il faut de grands efforts et des années. Si, dans chaque état, il est besoin d'une instruction spéciale pour en remplir dignement les fonctions; si, faute de cette instruction spéciale, le négociant se ruine, le capitaine se fait battre, le juge commet des injustices, le médecin tue ses malades, que dirons-nous donc si le ministère des âmes, cet art des arts, comme l'appelle saint Grégoire, c'est-à-dire le ministère le plus important de tous, est confié à des prêtres dépourvus des lumières qu'ils doivent enseigner, et par conséquent défenseurs inhabiles des dogmes qu'on attaque, et gardiens impuissants de la morale qu'on altère? L'hérésie du seizième siècle avait dû presque tous ses succès à l'ignorance du clergé. Ce malheur devait se reproduire dans le dernier siècle, avec des chances d'autant plus fatales que l'esprit de la philosophie était plein d'audace et maniait avec un rare talent l'arme de la raillerie.

      Cependant il ne faut pas croire que le clergé français tout entier fût atteint de l'aveuglement de l'ignorance ou de la gangrène de la corruption. S'il en avait été ainsi, la Révolution, quand elle descendit menaçante dans l'arène, n'aurait pas trouvé tant de prêtres prêts à renouveler les merveilles du christianisme héroïque, et à protester par le martyre contre la profanation des choses saintes et l'usurpation des droits de l'Église. À l'époque même où se manifestaient dans la sphère ecclésiastique les abus que nous avons signalés, on voyait monter dans la chaire des prêtres qui, usant de la liberté de la parole presque égale à la licence des mœurs, dévoilaient et combattaient ces abus. Les voix du clergé français les plus écoutées s'élevaient contre la dépravation de la morale, et faisaient remarquer, dans les progrès de l'irréligion, le présage de la décadence de l'État. Un archidiacre de l'Église de Montpellier, nourri de l'étude de Bossuet et de Bourdaloue et qui s'était acquis une certaine renommée par le panégyrique de saint Louis, prononcé en présence de l'Académie française, avait été choisi en 1757 pour prêcher devant le Roi de France. L'abbé de Cambacérès (c'était son nom35) avait l'amour du bien, un grand zèle pour le service de l'Église et de l'humanité; dénué de toute ambition personnelle et peu soucieux des faveurs du prince, il étala devant Louis XV le tableau de la société et du gouvernement avec des paroles si vraies qu'elles étonnèrent le monarque et firent trembler les courtisans.

      Ces avertissements descendirent encore de la chaire avec plus de précision. L'abbé de Beauvais, qui dut à ses vertus sacerdotales encore plus qu'à son éloquence son élévation à l'épiscopat36, prononça, dans les premiers mois de 1774, un sermon dont nous extrayons ce passage: «Sire, mon devoir de ministre d'un Dieu de vérité m'ordonne de vous dire que vos peuples sont malheureux, que vous en êtes la cause, et qu'on vous le laisse ignorer.» Ajoutons que l'orateur avait pris pour texte de son discours ces paroles de Jonas: «Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur. Encore quarante jours, et Ninive sera renversée.» Ces paroles doublement prophétiques ne retentirent pas en vain. Quarante jours après, le roi Louis XV mourut.

      Le mercredi 27 avril 1774, ce prince, étant à Trianon, eut un frisson suivi de fièvre, de mal de tête et de douleurs dans les reins. Il se détermina à revenir à Versailles.

      Le vendredi 29, il fut saigné deux fois, et dans la soirée la petite vérole parut. Cette atteinte n'offrit d'abord aucun signe alarmant.

      La Gazette de France du lundi 9 mai donnait les nouvelles suivantes:

«De Versailles, le 8 mai 1774.

      »Le 5 de ce mois, la petite vérole de Sa Majesté a fait beaucoup de progrès pendant la journée; le redoublement de la nuit a été plus fort que les précédents; il y a eu beaucoup de chaleur et même quelques moments de délire. Néanmoins la journée du 6 s'est passée fort tranquillement… La nuit suivante, le redoublement a été plus modéré, et quoiqu'il eût été moins long que dans la nuit précédente, Sa Majesté fit appeler de son propre mouvement l'abbé Maudeux, son confesseur, et demanda sur les sept heures du matin à recevoir le saint viatique, qui lui fut apporté par le cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier de France. La famille royale, les princes et princesses du sang, les grands officiers de la couronne, les ministres secrétaires d'État, etc., accompagnèrent le saint sacrement jusqu'aux appartements du Roi et le reconduisirent à la chapelle dans le même ordre. Les gardes françoises et suisses étoient sous les armes dans la grande cour du château et battoient aux champs. Sa Majesté a montré dans cette maladie beaucoup de force, de fermeté, de constance et de courage, et principalement dans cette occasion des sentiments de piété et de religion dignes d'un roi très-chrétien… La journée du 7 a été fort calme… Ce matin, vers les cinq heures et demie, le redoublement est devenu très-fort, et Sa Majesté a eu quelques moments de délire. Ces accidents ont été bientôt calmés par des efforts pour vomir qui sont survenus naturellement. La suppuration se soutient, et la plus grande partie des boutons du visage et du col sont déjà desséchés.»

      Ce bulletin, fait pour rassurer sur les suites de la maladie, ne laissait pas que de causer une grande émotion. La consternation est dans Versailles. On annonce que l'air du château est infecté: cinquante personnes gagnent la petite vérole pour avoir traversé seulement la galerie; dix en meurent.

      «Le Roi est à toute extrémité: outre la petite vérole, il a le pourpre; on ne peut entrer sans danger dans sa chambre. M. de Létorière est mort pour avoir entr'ouvert sa porte afin de le regarder deux minutes. Les médecins eux-mêmes prennent toutes sortes de précautions pour se préserver de la contagion de ce mal affreux, et Mesdames, qui n'ont jamais eu la petite vérole, qui ne sont plus jeunes, et dont la santé est naturellement mauvaise, sont toutes trois dans la chambre, assises près de son lit et sous ses rideaux; elles passent là le jour et la nuit. Tout le monde leur a fait à ce sujet les plus fortes représentations; on leur a dit que c'étoit plus que d'exposer leur vie, que c'étoit la sacrifier: rien n'a pu les empêcher de remplir ce pieux devoir37

      La conduite de Mesdames inspira à Madame la Dauphine un sentiment d'estime et d'attachement dont elle se plut à leur donner de nombreux témoignages lorsqu'elle fut Reine. Madame Élisabeth, que son âge avait empêchée d'être initiée à ces détails, en apprit plus tard le récit, qui la pénétra aussi de respect pour ses tantes.

      La seule pensée de la mort du Roi suffisait dans ce temps-là pour agiter profondément les esprits. De toutes parts s'élevaient des prières; les villes, les confréries, les abbayes, les communautés religieuses et les corps militaires faisaient célébrer des messes pour le rétablissement de la santé du Roi. La


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<p>35</p>

Mort en 1802. C'était l'oncle du prince archichancelier de l'empire et du cardinal-archevêque de Rouen.

<p>36</p>

Jean-Baptiste-Charles-Marie de Beauvais, évêque de Sénez, démissionnaire en 1783, nommé en 1789 député de la vicomté de Paris aux états généraux, mort le 4 avril 1790.

<p>37</p>

Souvenirs de Félicie.