La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1. Alcide de Beauchesne

La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1 - Alcide de Beauchesne


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cour de France, devenue déjà si brillante par le mariage de l'héritier du trône avec une archiduchesse d'Autriche. Les deux frères du Dauphin avaient épousé30 deux princesses de Savoie, sœurs elles-mêmes. Le duc de Chartres s'était marié31 à la fille du duc de Penthièvre; le duc de Bourbon à une princesse d'Orléans32; et la princesse de Lamballe essayait de cacher sous son voile de veuve l'éclat d'une jeunesse en fleur. Le roi Louis XV se trouvait ainsi au milieu d'une cour toute printanière, comme disait madame du Deffand. Dans de pareilles circonstances, Louis XIV vieillissant s'était fait le centre de la société brillante formée par les générations nouvelles des princes de sa maison; entouré de ses petits-fils, de leurs femmes, de leurs cours, il s'informait d'eux, de leurs intérêts, de leurs habitudes; il s'occupait de leurs plaisirs; sa sollicitude inspirait une respectueuse affection. Aussi, aïeul, enfants, petits-enfants, se rencontraient-ils volontiers, certains de n'avoir point à subir un ennui ou à redouter un blâme. Mais Louis XV n'était ni père ni roi dans son palais: il n'aimait ni la gravité du cérémonial qui impose une gêne, ni la sévérité de l'étiquette qui se fait gardienne de la décence. Arraché aux sentiments de la famille par des passions devenues plus déplorables avec l'âge, il se renfermait pour s'épargner l'ennui d'un contrôle ou la honte d'un scandale.

      D'après les bruits qui coururent à cette époque, mais qui n'ont que la valeur d'hypothèses accueillies par la malignité publique, il aurait eu un trésor particulier qu'il n'aurait pas dédaigné de grossir, comme aurait pu le faire un simple agioteur, par le jeu des actions et des effets royaux; spéculateur d'autant plus habile qu'instruit de l'état exact et du mouvement des fonds publics, il aurait pu diriger ses opérations selon le thermomètre de son intérêt. Il aurait étendu même ses trafics sur le commerce des blés. Ce qu'il y a de certain, c'est que les souffrances rancuneuses du peuple lui attribuèrent plusieurs fois la disette. Si le caractère d'un prince doux, patient et qu'on disait ami de son peuple, ne mérite pas une telle flétrissure, il faut dire toutefois que son insouciance et son incurie autorisaient de graves accusations. Louis XV ne croyait pas à la probité: cette triste incrédulité était-elle le reflet d'une mauvaise conscience ou le résultat de l'expérience qu'il avait faite des hommes? Je ne sais; mais il avait un grand dégoût pour les affaires comme un grand mépris pour l'humanité. Le bien qu'il ne se sentait pas la force de faire, il n'imaginait pas qu'un autre pût le tenter. Il regardait comme chose étrangère ce qui ne lui était point personnel, et les plaisirs mêmes qu'il recherchait cessaient de lui plaire dès que l'uniformité s'y mêlait.

      Cependant, le gouvernement qui s'accommodait de la dépravation des mœurs commençait à s'inquiéter du déréglement effréné des écrits. Pendant son séjour à Fontainebleau, au mois d'octobre 1771, M. de Maupeou appela l'attention du Roi sur cette question. Ce n'était point sa sollicitude pour l'intérêt public qui le portait à agir ainsi, encore moins la pensée de rendre hommage à la mémoire du Dauphin; il obéissait exclusivement à un intérêt de préservation personnelle. Mais aucun moyen ne fut encore proposé pour arrêter ce fléau contagieux des libelles licencieux qui avait envahi les provinces33.

      Une question aussi grave occupait moins la société française qu'un vers de Voltaire ou un bon mot de mademoiselle Arnould. Le billet d'enterrement du duc de la Vauguyon attira l'attention publique cent fois plus que n'avait fait l'annonce de sa mort.

      Marie-Antoinette, qui imputait à cet ancien gouverneur du Dauphin et des princes ses frères tout ce qui lui paraissait défectueux dans leurs habitudes et dans leurs goûts, n'avait aucune sorte de sympathie pour lui, et ne témoigna aucun regret de sa mort. Comme une de ses femmes accourut tout émue lui raconter les actes de piété, de repentir et de charité qui avaient honoré ses derniers instants, disant qu'il avait fait venir ses gens près de son lit pour leur demander pardon… «Pardon de quoi? reprit la Dauphine avec vivacité: il a placé tous ses valets, il les a tous enrichis; c'était au Dauphin et à ses frères que le saint homme que vous pleurez avait à demander pardon pour avoir donné si peu de soins à l'éducation des princes dont dépendent les destinées et le bonheur de vingt-cinq millions d'hommes. Heureusement que leur bon naturel et leur aptitude personnelle n'ont point cessé de travailler à racheter la coupable incurie de leur gouverneur.»

      Le billet d'enterrement de ce vieillard, œuvre d'une composition réfléchie et laborieuse, avait été envoyé, selon l'usage, aux portes de tous les hôtels de Versailles; il n'en devint pas moins bientôt, par sa singularité, un effet de bibliothèque, d'autant plus recherché, qu'une émulation de curiosité le rendit de jour en jour plus rare. En voici la teneur:

      «Vous êtes prié d'assister au convoi, service et enterrement de Monseigneur Antoine-Paul-Jacques de Quelen, chef des noms et armes des anciens seigneurs de la châtellenie de Quelen, en haute Bretagne, juveigneur34 des comtes de Porhoët, substitué aux noms et armes de Stuer de Caulsade, duc de la Vauguyon, pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et du Boulay, marquis de Saint-Mégrin, de Callonge et d'Archiac; vicomte de Calvaignac; baron des anciennes et hautes baronnies de Tonneins, Gratteloup, Villeton, la Gruère et Picornet; seigneur de Larnagol et Talcoimur; vidame, chevalier et avoué de Sarlac, haut baron de Guyenne, second baron de Quercy, lieutenant général des armées du Roi, chevalier de ses ordres, menin de feu monseigneur le Dauphin, premier gentilhomme de la chambre de monseigneur le Dauphin, grand maître de sa garde-robe, ci-devant gouverneur de sa personne et de celle de monseigneur le comte de Provence, gouverneur de la personne de monseigneur le comte d'Artois, premier gentilhomme de sa chambre, grand maître de sa garde-robe et surintendant de sa maison, qui se feront jeudi 6 février 1772, à dix heures du matin, en l'église royale et paroissiale de Notre-Dame de Versailles, où son corps sera inhumé.

»De profundis.»

      Grimm, après avoir transcrit cette lettre d'invitation dans sa Correspondance, ajoutait plaisamment: «Il seroit à propos de fonder et d'ériger une chaire dont le professeur ne feroit autre chose, toute l'année, que d'expliquer à la jeunesse le billet d'enterrement de M. le duc de la Vauguyon, sans quoi il est à craindre que l'érudition nécessaire pour le bien entendre ne se perde insensiblement, et que ce billet ne devienne, avec le temps, le désespoir des critiques.»

      Madame Élisabeth en fit justice à sa manière. Comme l'on revenait sans cesse sur ce billet incroyable: «Combien M. de Saint-Mégrin, dit-elle, doit regretter d'avoir donné prétexte à tant de bruit sur la tombe de son père!»

      La France présentait un singulier spectacle: rien ne bougeait dans la politique, et les esprits étaient agités. La légèreté de la nation, son insouciance naturelle s'accommodaient trop bien de la douceur du gouvernement intérieur pour attacher de l'importance aux événements qui se préparaient au delà de l'horizon.

      Le choix des distractions, la poursuite des plaisirs étaient les seuls mobiles qui imprimassent une impulsion à la société endormie dans une douce quiétude. Le mouvement n'était pas dans les faits, il était dans les idées. Aussi les nouveautés de tout genre étaient-elles accueillies avec faveur. Les discussions du jansénisme et du molinisme, qui avaient passionné la génération précédente, ne rencontraient qu'une profonde indifférence chez l'insouciante oisiveté des gens du monde. Un opéra nouveau, une séance de l'Académie française, les Mémoires de Beaumarchais, quelques lignes de l'Encyclopédie, dont chaque livraison était annoncée à son de trompe par la Gazette de France, voilà quels étaient les principaux éléments des passions du jour.

      Une question de musique enflammait les esprits bien autrement que le démembrement de la Pologne ou l'indépendance de l'Amérique. Les noms de Gluck et de Piccini étaient les cris de ralliement; la salle de l'Opéra était le théâtre de la guerre, guerre puérile et pourtant de longue durée, guerre de chansons, d'épigrammes et de pamphlets, prélude étrange des divisions politiques qui allaient déchirer la France. Le sujet des querelles était sans doute médiocre et puéril, mais l'esprit de lutte et d'antagonisme se révélait déjà. Un enthousiasme extraordinaire accueillait aussi les découvertes merveilleuses qui étaient signalées


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<p>30</p>

Monsieur, comte de Provence, le 14 mai 1771, et le comte d'Artois, le 16 novembre 1773.

<p>31</p>

Le 5 avril 1769.

<p>32</p>

Le 24 avril 1770.

<p>33</p>

M. de Maupeou écrivait le «5 mars 1772» à M. de Sivry, Pr de la C. S. de Nancy:

«Monsieur, au mois d'octobre dernier vous me promîtes, à Fontainebleau, de m'envoyer des mémoires contenant les moyens d'empêcher l'impression et la distribution des mauvais livres dans la Lorraine et dans les Trois-Évêchés. Je ne vous laissai pas ignorer pour lors combien le Roi étoit occupé de cet objet; cependant je n'ai point encore reçu de vos nouvelles à ce sujet. Vous voudrez bien ne pas différer plus longtemps de me mettre à portée d'en rendre compte à Sa Majesté.

»Je suis, Monsieur, votre affectionné serviteur,»de Maupeou.»
<p>34</p>

On appelait ainsi autrefois un cadet apanagé. Le duc d'Orléans était juveigneur de la maison de France.